QUAND PINARD ET PÉDALE FAISAIENT ROUTE COMMUNE SUR LE TOUR DE FRANCE. PARTIE 4 DE 4.

LE MAUDIT MÉCHANT MECHOUI

Les chroniques « déjantées » de Ricardo Uztarroz* pour terroirsdumondeeducation.com

*Co-auteur avec Claude Gilois de Tour du monde épicurien des vins insolites (Arthaud), auteur de La véritable histoire de Robinson Crusoé et Amazonie mangeuse d’hommes (Arthaud), de la nouvelle Le dernier chercheur de la vallée de la Mort dans Ce qu’ils font est juste (Don Quichotte) concepteur et auteur de Amazonie, la foire d’empoigne (Autrement) traducteur de L’homme qui acheta Rio (Série noire). 

Cédons à un bref moment d’égarement et imaginons un seul instant Romain Bardet, dont la réputation d’oenophile (pas faire l’amalgame avec œnologue qui est un diplôme d’Etat) est solidement établie, courant sous le maillot de grands crus bordelais ; David Gaudu, le grimpeur breton premier Français du Tour 2022, vantant les mérites d’une bière en disant face à une caméra « après l’effort, le réconfort, une bonne mousse ça redonne la pêche »,  ou encore le pauvre Quintana faisant l’éloge du Tramadol qui lui a valu, soupçonné d’avoir consommé quelques pilules avant de s’attaquer à un col, l’infamie d’être rayé du classement général de ce Tour gagné par un jeune Danois buveur, lui, de la cétone* (non considérée pour le moment comme dopage, mais ça finir par venir car les tenants du mythe du sport propre ne changent pas de main quand ça vient). Ce déclassement, c’est comme si notre Colombien ne l’avait pas couru ce Tour…  que celui qui pédalait, grimaçant de douleur pour arriver au sommet, à sa place, était un double éphémère.

             Au profane peu averti de la chose cyclopédique, tout cela lui paraît de l’incongru total. Et pourtant, et pourtant, comme disait une chanson y a pas si longtemps, on a oublié que Jacques Anquetil, l’aristo du contre-la-montre, le « Maître Jacques », dont les deux guiboles tournaient comme les aiguilles d’une horloge, qui avait horreur de l’eau claire, a gagné ses trois derniers Tours, de 1962 à 1964, sur les cinq de son palmarès, sous le maillot St  Raphaël qui n’était autre qu’un vin cuit très prisé dans les années 60 par le peuple français, vous savez celui qui était coiffé d’un béret, avait sous le bras une baguette, et dans la poche le litron de rouge et dont l’épouse se revêtait d’une robe vichy à petits carreaux, jupon en dessous, et foulard pour protéger sa blonde permanente, comme la Brigitte Bardot dans « Et Dieu créa la femme ».

            «Du cran, de l’entrain, du Clacquesin », entonnait Antonin Magne, vainqueur de la Grande boucle de 1931. Mais qu’était-ce donc ce tocsin qui claque ? « Le plus sain des apéritifs », très en vogue dans les années 30, une décoction, inventée par un dénommé Paul Clacquesin, dite « goudron hygiénique », de pin de Norvège macérant en compagnie de 29 plantes aromatiques dans de l’alcool. La liste de celles-ci reste un secret…, éventé. Et de quel alcool s’agit-il ? Mystère. Ce breuvage qui à son origine tapait les 28° et maintenant plafonne à 18° connaît de nos jours un retour en grâce dans la confection des cocktails que le « Paris branchouille et noctambule » préfère désormais à la ligne de poudre.

                  Les bières Pelforth avaient leur équipe de pédaleurs ;  Dédé Darrigade, le sprinteur dacquois, lui, promouvait le vin Magnat, qui mit sur le marché les premières bouteilles d’un litre en plastique, avec son record de victoires d’étapes jusqu’à être détrôné par Eddy Merck, le Néron de la petite reine ; le rival flahute de Darrigade , Rick Van Loy, le César des classiques, lui, c’était les cibiches Willen ; André Leducq fumait ostentatoirement des Lucky Stricke puisqu’il était payé pour ça ; « Sprinter, routier, ou touriste, rien ne lui résiste quand il prend du Cinzano », disait la pub de ce vermouth qui requinquait les épuisés ; le pieux et saint Gino Bartali conseillait aux rouleurs de clopes de préférer le papier à cigarette Job – celui qui sert de nos jours à se rouler des pétards. Les pastis, Ricard récompensaient le meilleur grimpeur, et Pernod parrainait le classement annuel des coureurs. En somme, le cyclisme d’alors ne peut qu’être vu que comme un cataclysme par nos hygiénistes contemporains.

André Darriguade. Source: https://www.flickr.com/

La Colombie a cessé il y a trois décennies de parrainer son équipe nationale sur le Tour, la « Café de Colombia », quand la caféine a été classée substance dopante. Pour être dopé au café, il faut boire au moins 150 tasses d’expresso bien tassé. Celui qui y parvient à un tour d’avance sur le reste de l’humanité… au Guiness Book

                Bon, à la décharge de ce temps révolu à jamais, « on croyait à la vertu de l’alcool pour pédaler plus vite. »  C’était le Tramadol d’alors. Contre la douleur, rien de tel qu’un petit coup derrière la cravate car l’homme s’habillait avant aller au bistrot pour s’en jeter quelques un avec ses potes : il mettait forcément une cravate. Pas comme aujourd’hui où il y va en bermude, marcel et tongue même si la mer est à 300 km de son rade…                 

            Ce concubinage pinard et pédale avait le mérite de pimenter le Tour en épisodes aussi cocasses qu’incroyables et pourtant aussi vrais qu’authentiques dont voici les trois les plus savoureux.

              En 1935, c’est l’étape Pau-Bordeaux qui se résume toujours à une morne croisade, immuablement sous une canicule, au cœur de la forêt landaise qui conjugue verticalité avec ses pins et horizontalité de vaste plaine anciennement marécageuse. Un coureur licencié au club cycliste d’Arcachon, Jean Moineau, 31 ans, qui va se révéler être un drôle d’oiseau (oui d’accord, un peu facile, mais la suite confirme qu’il avait la roublardise d’un volatile) veut s’imposer puisqu’il en est le régional. Il convainc le peloton que la gagne ne se jouera que dans les 50 derniers kilomètres.

             Donc avant d’en découdre, le même peloton se laisse séduire par la perspective qui lui est offerte de faire une pause bibine bordelaise de gros rouge qui tache.  Et effectivement, au Km 50 avant Bordeaux, toute une bande de joyeux lurons abreuve nos assoiffés cavaliers du vélocipède. Sauf un, notre Moineau qui, lui, file à l’anglaise, à tire d’ailes (oui, c’est facile donc tentant). Il arrive au vélodrome de la capitale girondine avec un quart d’avance sur le reste de la troupe un tantinet éméchée. La bande en question était des acolytes du vainqueur de l’étape qui avaient monté ce guet-apens arrosé pour assurer son triomphe. L’entourloupe sera débusquée sans doute à cause que quelques vantardises de l’un d’eux. Mais son bénéficiaire ne sera pas pour autant déclassé. Aujourd’hui, ça aurait fait un scandale, hier, au contraire, on s’en gaussait.

         La 13ème étape du Tour 1950, disputée un 28 juillet entre Perpignan et Nîmes, par une de ces canicules qu’on n’imputait pas encore au réchauffement climatique, est restée comme le summun de la cocasserie épique des annales de la « légende des cycles ». Le Tour se disputait par équipes nationales et régionales. L’Algérie était toujours française. Elle disposait en conséquence d’une équipe baptisée Afrique du Nord composée à la fois de Pieds-noirs et de Musulmans dont un certain Abdelkader Zaaf, à deux reprises champion de France amateur entre autres mérites. Ce jour-là, il s’échappe avec son coéquipier Pied-noir, Marcel Molinès. Bien que rompus à courir sous un soleil de plomb, les deux fuyards ont soif, et l’étanchent avec les canettes que le public leur tend. Et que contiennent-elles, ces canettes ? Pas de l’eau mais du vin, du jaja surtout blanc, considéré alors comme le désaltérant le plus sain.

         Malédiction que ces canettes, ne buvant pas d’alcool ainsi que le prescrit sa religion, Zaaf à qui la victoire d’étape semblait promise se ramasse une cuite monumentale. Dans un virage, il fonce tout droit et percute un de ces platanes qui bordaient les routes de l’époque. Il est KO, un groupe de paysans du coin se précipite à son secours, l’asperge du contenu d’un sceau dont on dira plus tard avoir été du vin (Ce détail invérifiable servira d’alibi). Zaaf revient à lui mais ne recouvre pas tout à fait ses esprits. Il enfourche sa bécane et repart… mais en sens inverse. Le public lui hurle qu’il est à contresens. Il prend ces vociférations pour des encouragements et fonce tête baissée dans l’espoir de rejoindre son acolyte d’échappée. Et, à la sortie d’un autre virage, il a la surprise de retrouver face à un peloton qui fonce sur lui. Coup de frein, chute collective, c’est la pagaille qui vaudra à Marcel Molinès la victoire et à Zaaf de terminer juste devant la voiture balai dans les délais.

           Par la suite, pour lui sauvegarder sa réputation de bon musulman, un journaliste, Jacques Augendre, prétendra qu’il n’était pas bourré. S’il puait la vinasse, c’est parce que le contenu du sceau qui lui fit reprendre conscience contenait du pinard, pas d’H2O.  D’accord, mais alors s’il n’était rond pas comme un petit-pois pourquoi est-il reparti en sens inverse ? Pourquoi a-t-il pris pour encouragements les vociférations d’un public qui n’en croyait pas ses yeux : on n’avait jamais vu dans une course un échappé rebrousser chemin. Ce fut la première fois et la dernière.

Abdel-Kader Zaaf . Source: non identifiée

Par la suite, pour lui sauvegarder sa réputation de bon musulman, un journaliste, Jacques Augendre, prétendra qu’il n’était pas bourré. S’il puait la vinasse, c’est parce que le contenu du sceau qui lui fit reprendre conscience contenait du pinard, pas d’H2O.  D’accord, mais alors s’il n’était rond pas comme un petit-pois pourquoi est-il reparti en sens inverse ? Pourquoi a-t-il pris pour encouragements les vociférations d’un public qui n’en croyait pas ses yeux : on n’avait jamais vu dans une course un échappé rebrousser chemin. Ce fut la première fois et la dernière.

            En tout cas, ce déboire sera son aubaine. Il méritera une gloire que ne lui aurait pas rapporté la victoire d’étape. Tous les organisateurs de critériums d’après-Tour où les coureurs se faisaient un joli bouquet d’oseille voudront l’avoir à l’affiche. Tout le monde veut voir le phénomène… L’année suivante, le seul Tour qu’il terminera sur les quatre auxquels il participa, il aura l’astuce de le terminer 66ème, dernier du général. Etre la « lanterne rouge » valait son pesant de contrats post Grande boucle. Le dernier était aussi convoité que le premier, certes moins bien payé, mais bien payé cependant. Et souvent, grâce à la complicité tacite du peloton, le dernier du Tour finissait premier du critérium.

             Enfin, on ne peut pas clore cette succincte recension picaresque sans évoquer le maudit méchant méchoui qui faillit coûter à Jacques Anquetil sa cinquième et dernière victoire en 1964. « Maître Jacques » fut le premier à épingler cinq succès à son palmarès. Le record précédent, détenu par Louison Bobet, se limitait à trois.

             C’était un lundi, jour de repos à Andorre. Le lendemain, le 6 juillet, l’étape conduisait les coureurs à Toulouse par le col d’Envalira. Pour Anquetil, un jour de repos devait être un jour de repos, foin du moindre entraînement. Radio-Andorre (aujourd’hui Sud-radio) organise un méchoui, très à la mode dans ces années-là, coutume importée par les Pieds-Noirs qui avait fui l’Algérie après son indépendance. Tous les coureurs y sont invités. Seul Anquetil honore l’invite avec son directeur sportif Raphaël Geminiani, dit « Grand fusil », toujours vivant et en selle pour être centenaire. Ses deux principaux rivaux, Raymond Poulidor et Federico Bahamontes, préfèrent rester dans leur chambre d’hôtel vu que l’étape qui les attend risque d’être cruciale.

              Donc pendant ces agapes, Anquetil s’empiffre de mouton et écluse à discrétion les verres de sangria qu’il puisse dans une baignoire faisant office de bar. Quand il regagne son hôtel, le sybarite Anquetil est à la ramasse. Quand il s’aligne au départ le matin qui suit, il n’en peut mais… la rumeur avait couru : il avait une gueule de bois carabinée…

              Le départ donné, les attaques fusent tous azimuts. Anquetil résiste mais arrive le col fatidique, le juge de paix, et dès les premières pentes, il décroche. Au sommet, il accuse 4 mn de retard. Alors qu’il est second au général, il peut déjà faire son deuil de la perspective d’une cinquième victoire. C’est alors que Geminiani lui passe un bidon de champage. Anquetil en est très friand. Miracle, il fait la descente à tombeau ouvert, à l’aveugle, fendant un épais brouillard. Il revient sur ses rivaux qui n’en reviennent pas de son retour. Les exégètes de la pédale imputent cet exploit aux bulles du pétillant champenois. En vérité, on ne peut qu’être sceptique. Aux bulles avait été très certainement additionnée quelque substance dont la vertu première était de rendre intrépide celui qui en consommait. Le comble, c’est qu’une voyante peu clairvoyante lui avait prédit une chute mortelle dans cette descente. Et ce fut aussi un jour de poisse pour le sage Poupou. A quelques kilomètres de l’arrivée, il crève et personne n’a l’élégance de l’attendre. Et ainsi, lui, perdit le seul Tour qu’il était en fait en mesure de gagner et Anquetil gagna son cinquième alors qu’il s’annonçait fatalement perdu.

              On ne peut que mettre un point final à cette modeste narration qui n’arrêtait pas de tourner en rond dans les neurones de son auteur qu’en rendant hommage à Antoine Blondin, le Singe en hiver, chantre du Tour, dont tous ses articles dans l’Equipe sont une chanson de geste à la gloire d’un sport qui a été pour lui, son « sport d’attache », belle formule du Figaro qui lui a consacré une série cinq pleines dernières pages cet été, lui qui n’a jamais écrit une ligne à jeun, qui écrivait d’un seul jet sans raturer. « L’exercice de la bicyclette est, a-t-il couché sur une feuille de papier, une activité où toutes les fonctions naturelles, hormis celle de la reproduction, sont appelées à un jouer un rôle. »  Où donc ? Mais dans une pièce cornélienne, et aussi parfois moliérienne, appelée Tour de France.

  • A propos de la cétone, pour en savoir plus, prière de se reporter à l’article de Vélo-Magazine de septembre, intitulé « Les cétones, c’est quoi au juste ? » Une boisson, au goût, paraît-il, infect, considérée pour l’instant, par certains comme un comme un complément alimentaire, mais par d’aucuns comme un dopage.