QUAND PINARD ET PÉDALE FAISAIENT ROUTE COMMUNE SUR LE TOUR DE FRANCE (Partie 2 de 3)
Les chroniques « déjantées » de Ricardo Uztarroz* pour terroirsdumondeeducation.com
- *Co-auteur avec Claude Gilois de Tour du monde épicurien des vins insolites (Arthaud), auteur de La véritable histoire de Robinson Crusoé et Amazonie mangeuse d’hommes (Arthaud), de la nouvelle Le dernier chercheur de la vallée de la Mort dans Ce qu’ils font est juste (Don Quichotte) concepteur et auteur de Amazonie, la foire d’empoigne (Autrement) traducteur de L’homme qui acheta Rio (Série noire).
Le vin Mariani
Avant renouer avec le vif de notre sujet en y plantant une plume désinvolte mais lucide et parfois acerbe (question compliment, on n’est jamais mieux servi que par soi-même), une réflexion de haute philosophie s’impose. Des plus de 40 ans de journalisme, consacrés à relater les facéties d’un monde tourmenté, le pisseur de ces lignes a découvert que ce sont les petites anecdotes cumulées qui engendrent les légendes qui, parfois, se muent en mythes.
Ainsi en est-il de l’Alpe d’Huez, venue enrichir, selon l’heureuse formule d’Antoine Blondin, « la légende des cycles ». Les images qu’en donne le petit écran, celles d’une foule pas uniquement masculine mais principalement, vociférant, vêtue d’incroyables déguisements, ou quasiment à poil, gesticulant comme atteinte de la danse Saint-Guy, « ne souffrant pas de la soif », selon l’amusée remarque, confiée au journal Le Monde, de Pierre Rolland, qui s’imposa à son sommet lors de l’édition de 2011, coureur vaillant et humble, ces images donc évoquent immanquablement deux tableaux du grand maître de l’âge d’or de la peinture flamande, Hieronymus (Jérôme) Bosch, Le Tour de l’Enfer ou Le Jardin des Délices…
Pas étonnant, ce sont les Bataves, à la fois coureurs et public, venus d’un pays aussi plat qu’une crêpe dentelle bretonne qui ont fait de ce col le point culminant de la dantesque épopée cycliste, l’élevant au rang de mythe ainsi que l’atteste l’audience record de l’édition de l’an 2022.
La victoire inaugurale de Fausto Coppi en 1952, que le patron autocrate du Tour, Jacques Godet, qualifia « d’aigle italien » ne défraya pas pour autant la chronique, bien que ce fut la première arrivée en altitude de l’histoire et aussi le premier Tour que la télé balbutiante en noir et blanc diffusait en différé. Un résumé de l’étape était proposé aux rares téléspectateurs après le JT qui n’était pas encore « la grande-messe de 20 heures ».
L’étape quasiment plate sur tout son parcours avant de s’attaquer aux 1800 m de dénivelé, aux 21 virages s’étalant (façon de causer) sur 12,3 km à 8,4% en moyenne de pente, fut monotone et se termina par un mano à mano entre Jean Robic, le teigneux Breton, et l’élégant transalpin, qui tourna rapidement à l’avantage de ce dernier, en l’absence pratiquement de tout public, dans un décor de désolation et une chaleur torride. Bref pas de quoi sortir les superlatifs, les morceaux de bravoure seront pour le Galibier, la Croix de Fer, le Tourmalet, l’Aubisque, inscrits au menu des jours suivants.
Conséquence, le Tour boudera l’Alpe d’Huez pendant un quart de siècle. Il n’y reviendra qu’en 1976 donnant lieu très rapidement aux plus grandes bacchanales (fête à Bacchus) sportives du monde. « C’est comme courir en plein milieu d’une foule de fête foraine, raconte un ancien coureur qui l’a gravi en ce temps-là. Le soir ce n’est pas aux jambes, nous les besogneux de la pédale, qu’on avait mal mais au dos à cause de toutes les tapes d’encouragement qu’on nous prodigue ».
Aucune statistique nous dit combien de boutanches de blanc, rosé, rouge, de mousse, de pastaga sont éclusées entre les jours qui précèdent l’ascension et pendant les heures avant et après celle-ci. On ne peut qu’être ébahi que cette débauche ne provoque aucun drame majeur, même pas des incidents mineurs… Les fans de vélo n’ont d’évidence rien de communs avec les ultras du foot.
Par quel maléfice ou miracle (au lecteur d’en juger) ce flanc de montagne s’est converti en le plus gigantesque défouloir pour les sujets de la Maison d’Orange-Nassau, dynastie fondée en 1544 par un Guillaume Ier, dit le Taciturne, et qui règne maintenant sur les Pays Bas, les biens nommés, sans interruption depuis 1813 ? La faute ou le mérite (selon le point de vue de chacun) incombe à trois Flahutes. C’est ainsi qu’on dénommait, il y a pas encore si longtemps, ces coureurs flamands bouffeurs de vent de face, ruisselants de pluie insidieuse, écraseurs de pavés revêches, tortionnaires de pédales rétives.
De 1976 à 1983, le Tour avait inscrit l’Alpe d’Huez chaque année à son menu, sauf en 80 sans doute pour compenser qu’il avait été grimpé lors deux étapes consécutives l’année précédente, un jour d’un versant, et le lendemain de l’autre. Sur un total de neuf arrivées, ces trois Flahutes, Joop Zoetemelk, Hernie Kuiper et Peter Winnen, par ordre chronologique de bras levé en signe de victoire, en trustèrent sept. Venant d’un territoire où le point culminant plafonne à 327 m et une grande partie des terres se trouvant à 7 m en moyenne sous le niveau de la Mer du Nord, si bien chantée par Jacques Brel, s’étaient révélés être de redoutables avaleurs de pentes et, qui plus est sous, un cagnard impitoyable. Un choc pour un peuple qui, dans sa majorité, n’avait jamais vu la montagne, comme certains peuples n’ont jamais vu la mer. Une frénésie s’empara de celui-ci et se précipita squatter certains virages qui sont depuis devenus terre hollandaise pour voir en quoi consistaient ces exploits. Et il découvrit l’ivresse de l’altitude, pas due au dénivelé mais à ces petits vins de France qui flattent le gosier et étanchent la soif.
Ainsi que l’a dit Roland Barthes dans son incontournable Mythologies (Le Seuil 1957), première semence de la pensée « woke » (éveillée en français), en vogue chez les intellectuels de salon, pas de bistrot, « Le vin (…), c’est une boisson-totem » pour « pour la nation française (…). Cette substance galvanique ( ???) est toujours considérée, par exemple, comme le plus efficace des désaltérants, ou du moins la soif sert de premier alibi à sa consommation. (…) Il est (…) capable de faire, par exemple, d’un faible un fort, du silencieux un bavard (…). Il peut servir d’alibi aussi bien au rêve qu’à la réalité. »
Le cyclisme n’avait pas attendu Mythologies pour user et abuser des vertus de ce dérivé du jus de raisin. Le vin, sous le vocable de « brutal » fut le premier désaltérant du pédaleur laborieux mais surtout son premier dopage. La première course vélocipédique (vélocipède mot dérivé de véloce et de pied) se disputa le 31 mai 1868, sur une distance de 1 200 m, au parc de Saint-Cloud. Un British, James Moore, s’imposa. Ce n’était qu’un amuse-gueule. Pas besoin d’un apport extérieur à la force musculaire. Mais très vite, le vélo donne dans la démesure. Les Belges créent La Doyenne Liège-Bastogne-Liège à parcourir d’un trait. Puis en France, c’est Bordeaux-Paris en 1891, 580 km, départ en pleine nuit, 26h34 de pédalage pour le vainqueur avant de gagner Paris. S’ajoute Paris-Brest-Paris, 1200 km, trois jours de chevauchée sur des bicycles de 25kg, pignon fixe, route en terre battue, et sans assistance. Le premier Tour, qui lui fit réellement le tour de la France, se disputera en 1903 en six étapes de 400 km en moyenne. Toujours sans la moindre assistance…
Alors, dans le peloton, il se susurre qu’il y a un de ces petits pinards miraculeux, qui gomme la fatigue, la douleur, et rend aussi un tantinet euphorique, inventé par un apothicaire corse installé à Paris, un certain Angelo Mariani. Les têtes couronnées européennes d’alors, les Papes Léon XIII et Benoît XV, en faisaient l’éloge, s’étaient joints à eux Alexandre Dumas, Jules Verne, les frères Lumière, même l’écrivain conscience morale d’alors depuis son historique « J’accuse », Emile Zola, chantera ses mérites. « Ce vin qui fait la vie, conserve force à ceux qui la dépensent et la rend à ceux qui ne l’ont plus, » écrivit ce dernier qui fut sans doute récompensé de quelques flacons de ce breuvage stimulant, la moindre des choses. Avoir Zola comme garant, ce n’était pas rien.
Sur l’étiquette qui précisait « vin tonique », il était prescrit : « Un verre à Bordeaux avant les principaux repas. Pour les enfants, un verre à madère est suffisant ». En somme, « deux verres par jour » et tous les jours.
Quel était donc l’atout secret du vin Mariani par rapport à ses concurrents tels que La Jouvence de l’abbé Soury ou l’Elixir d’amour du père Gaucher ? Simple, Mariani qui avait entendu parler du pouvoir stimulant des feuilles de coca que mâchaient les Indiens des Andes, Aymara et Quechua, pour tromper la faim et la fatigue, eut l’idée d’en faire macérer dans un solide bordeaux rouge. Résultat, la boutanche d’un demi-litre titre 7mg de cocaïne, une dose capable de ramener à la vie un cadavre récent. On comprend pourquoi les ventes explosèrent. Parce qu’il était difficile de s’en passer quand on y avait goûté. Les Etats unis s’enticheront. Il s’en vendra des millions de bouteilles ce qui donnera à un pharmacien de là-bas, un John Pemberton, l’idée d’en faire une contrefaçon. Il lance le « Pemberton’s French Wine Coca ». Flairant l’avènement de la prohibition, il substitue bien vite au vin californien un soda à base de caramel concocté par lui. Le Coca cola venait de naître…
Le vin Mariani sera interdit en 1910. Mais le « brutal » restera le stimulant de base du coureur jusqu’au amphétamines qui ne le supplanteront pas totalement. La tendance sera même d’ingurgiter une bonne dose des deux en même temps, en les mélangeant, une pratique qui a survécu jusqu’aux années 70 du siècle passé, en particulier chez les amateurs.
A suivre
Pour tout savoir sur la fameuse « chasse à canette », sur la roublardise d’un drôle d’oiseau dénommé Moineau, sur les déboires Zaaf, le musulman bourré à la clé, et autres cocasseries impensables aujourd’hui, le vélo s’étant « civilisé », se reporter au IIIème qui va venir prochainement. C’est là que le scribouillard de ces lignes se serait bien jeté dans le gosier un bon Mariani pour rivaliser avec le prolixe Zola ou Dumas….