QUAND PINARD ET PÉDALE FAISAIENT ROUTE COMMUNE SUR LE TOUR DE FRANCE (Partie 3 de 4)

               ÉTAPES ZIGZAGUANTES

Les Tours d’antan, c’était un autre monde. Rien à voir avec l’actuel, monstre de logistique avec son escadrille d’hélicos transmission télé et sanitaires, ses trois avions mobilisés pour les longs transferts, ses 150 bagnoles délirantes de la caravane publicitaire représentant 30 marques, formant une chenille de 10 km, offrant un spectacle très prisé d’une demi-heure à un public estimé entre 10 et 15 millions de spectateurs et lui distribuant à la volée plus de 15 millions d’échantillons, colifichets, caquettes, tee-shirts, soit un petit cadeau par personne, les vingt-un bus-salons tout confort des équipes, plus pour chacune d’elles un bus-atelier, la noria des motos des commissaires, des forces de l’ordre, des journalistes, à laquelle s’ajoute celle des voitures des officiels :  on dit qu’à chaque étape, c’est une ville de 5 000 habitants qui déménage.

             En réalité, c’est bien plus que ça comme le soulignent, juste à titre d’exemple, ces quelques chiffres donnant le vertige qui suivent.  Chaque jour pendant trois semaines, exceptés les deux jours de repos en général un lundi, c’est 2 500 véhicules qui vont du départ à l’arrivée, dont 120 semi-remorques formant une colonne de 5 km si on les mettait à la queuleuleu, sept ambulances, onze voitures de médecins, 2 000 journalistes représentant 46 nationalités et près de 200 médias. En tout, tout au long de son parcours, ce n’est pas moins de 28 000 gendarmes et policiers qui assurent la sécurité auxquels sont adjoints 3 000 personnels départementaux et régionaux.  Et chaque soir, il faut assurer à tout ce monde couche et pitance. En outre, chaque matinée avant que les coureurs s’élancent, il y a le fameux « village-départ » qui régalent « en bons produits bien de chez nous » tous les « VIPs » du coin. Ils repartent rassasiés et certains légèrement titubants, zézayant, cheveux ébouriffés, chemise de travers… Et la gent féminine pas toujours stable sur ses talons aiguilles.

Caravane du tour de France: wikipedia.org

               « Sans doute, le Tour est-il comparable à une armée moderne, définie par l’importance de son matériel et le nombre de ses servants », soulignait en 1957, porté par une intuition qui s’est confirmée, Roland Barthes, déjà cité ici, dans son bouquin-référence Mythologies qu’on peut considérer comme la fille-mère du « wokisme », comme déjà dit mais ça fait du bien de se répéter. Il ajoutait, sibyllin comme à son accoutumée, que « le Tour dispose donc d’une véritable géographique homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. »

                La référence à une armée moderne est très pertinente.  A cette réserve, c’est qu’en réalité peu d’armées dans le monde ont la capacité de mettre en branle pareille logistique. Ni aucune compétition sportive, fusse-t-elle les JO ou le Mondial de foot qui eux n’ont lieu que tous les quatre ans et se déchargent de l’intendance sur les pouvoirs publics du pays et ville d’accueil, se font aussi financer par eux, autrement dit par les contribuables (comme les Parisiens en feront l’amère expérience en 2024, tellement la douloureuse s’annonce salée), alors que, question gros sous, le Tour se suffit à lui-même. Il est le plus grand spectacle gratuit du monde et de l’histoire parce que la plus grande manifestation publicitaire de la planète.

                Le basculement d’un «vélocipédisme» artisanal, assez foutoir, lyrique, emphatique, à un cyclisme industriel, policé, hygiénique, technicisé, conforme aux normes qu’a imposées l’avènement de la «société du spectacle», notre contemporaine société sous tous les cieux de la planète, si finement analysée, à la même époque, avec style et pertinence, par le gourou situationniste Guy Debord dont le penchant pour la picole était assumé et affiché, s’est opéré en 1969 avec le retour aux équipes de marques après un intermède de 30 éditions. Et, à cause surtout des retransmissions télévisées occupant tout l’après-midi d’un auditoire de plus en plus nombreux. Elles ne pouvaient donc pas montrer des pédaleurs à moitié pétés, dépenaillés, yeux de langouste, déclarant : « Quoi ! donc ! je fais deux, je croyais faire un, pourtant avec tout ce que je suis mis dans le coffre j’aurais dû gagner. Y avait un devant moi, un quidam, qui était encore plus chargé ??? Ferais mieux la prochaine fois… »

                 Rafraichissons les mémoires en cet été 2022 de sécheresse qui n’a pas l’exclusivité des cagnards estivaux qui ont précédé le réchauffement climatique : les Tours de 1907 jusqu’à 1971 faisaient tous plus de 4 000 km, puis après par intermittence. Le dernier de cette longueur remonte à 1997 : 4 492 bornes (hélas disparues, les bornes, du bord de nos routes) qu’il faisait. Depuis la distance parcourue n’a cessé de décliner pour ne faire cette année que 3 349 km soit 2 398 km de moins que le plus long de l’histoire, celui de 1926 qui s’était enfilé 5 745 km, reliant, lui, les six coins de l’Hexagone.

                  Les étapes étaient au diapason, entre 300 et 400 km. La plus longue de ce Tour n’a fait que 219,9 km (cela dit faut se les taper à la force du jarret). Entre 1919 et 24, a été au menu six fois consécutives la plus longue jamais courue, les Sables d’Olonnes-Bayonne. Pour le vainqueur, ce fut un peu plus de 18 heures de selle d’affilée pour rejoindre ces deux villes que 483 km séparaient, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Le dernier, on ignore le temps qu’il avait mis. Quand il arriva, il y avait belle lurette que les commissaires avaient plié boutique pour prendre un train avec correspondances qui devait les mener à la prochaine étape, nuitamment. Parfois, il leur est arrivé de tomber sur un coureur qui lui aussi prenait en catimini ses devants. Pas de veine pour lui !

                 Bref, le cyclisme était tout sauf un sport, autrement dit un jeu, un divertissement pour jeunes gens de la Haute. C’était à chaque édition une épopée pour déjantés du ciboulot qui, en se superposant les unes autres, année après année, muèrent, le Tour, en saga de la société industrialo-technicienne.

                 Les départs se faisaient de nuit, les ravitaillements étaient aléatoires et rares. Pour son avitaillement pendant l’étape, le coureur, souvent un prolétaire qui voulait s’en sortir, le sous-nez pour bien affirmé son genre, mâle de mâle, souvent agrémenté d’une moustache en forme de guidon de vélo de l’époque,  devait d’abord compter sur sa débrouillardise, mais avant tout sur la générosité du public le plus souvent paysan ou commerçant (avant l’heure, c’était l’alliance prolétariat, paysannerie, classe moyenne, base du maoïsme), sur l’altruisme des bistrotiers qui oubliaient d’envoyer l’addition aux organisateurs, trop fiers d’avoir régalé les forçats de route, les géants de la petite reine, en gros rouge, en petit blanc, en demis, et parfois en gnole qui vous remontaient le moral et donnaient aux jambes une énergie à briser la loi de la pesanteur.

Un coup de bière pour le cycliste français Georges Speicher, dans le col de l’Aubisque, lors de la 27e édition du Tour de France en 1933. — Stringer / AFP

C’est donc ainsi que naquit « la chasse à la canette », et ce qu’on appela « le café fatal » parce que certains en ressortaient singulièrement torchés tellement leur soif avait été insatiable, voyaient devant eux brusquement la route rectiligne se tortiller, zigzaguer en dessinant des méandres. En conséquence naquit le métier de « gregario » (domestique en italien) qui en français se traduisit par « porteur-d’eau » (plus respectueux des droits de l’homme) dont la besogne était de trouver à boire à leur leader. En vérité, cette pratique scella un concubinage pinard-pédale. Rarement on leur tendait sur la route de l’eau. N’étant pas minérale à l’époque, provenant le plus souvent d’un puits douteux, sa consommation n’était pas très recommandée, voire même totalement déconseillée en raison des conséquences intestinales qu’elle provoquait (chacun de nous a connu ce déboire un jour ou l’autre dans sa vie donc sait de quoi il s’agit).

             Ce concubinage (le pacs d’alors) entre pinard et pédale a survécu jusqu’au mitan des années 70 sans avoir totalement disparu, notamment en montagne. Faut souligner que longtemps chez les latins, seul une petite piquette était la boisson saine, et chez nos voisins anglo-saxons la mousse.

         Il connut son apogée dans les années 50-60. Quatre anecdotes illustrent bien la cocasserie de cette coutume qui donna, malheureusement, lieu aussi à un drame : le décès de Tom Simpson imputé à un mélange d’amphètes et de cognac.

          Piégé cher lecteur, si tu veux les connaître ces quatre-là, faudra que tu lises le quatrième volet de cette saga « pédalistique », écrite par un des derniers « cyclopédistes »

                                                                           A suivre prochainement.

                                           La suite s’en prendra à la loi Evin, député socialo de Saint Nazaire et ministre inconsistant de la Santé de Mitterrand, qui pompait les dépêches de l’AFP pour nourrirses discours, et rendra hommage au Singe en hiver, Antoine Blondin, l’écrivain qui avait « tout lu et tout bu », chantre du Tour, dont on vient de publier la totalité de l’œuvre, enfin un rétropédalage justifié.