La traque des origines du zinfandel est l’une des mieux documentées de la recherche du parentage des cépages jusqu’à ce jour. La paternité en a été attribué, sur la base d’analyse génétique et historique, à la Croatie quand on a retrouvé, après bien des péripéties, quelques plants croates identiques au zinfandel dans deux endroits différents, l’un appelé crljenak kaštelanski et l’autre tribidrag ; ce dernier étant le nom officiel sur la base de son antériorité historique par rapport au premier.
Ce cépage a apparemment été identifié dans la littérature au 15e siècle (1515, 1519, 1546) mais ces assertions n’ont fait l’objet d’aucune publication officielle (Jancis Robinson et. al. The Wine Grapes). On pensait que l’enquête était close et le cépage tribidrag en sécurité derrière le barreau de la certitude génétique.
Sauf…sauf que le Monténégro voit les choses de différentes façons. Ce petit pays d’à peine plus de 600 000 habitants se rebiffe et il n’est pas sans arguments. Il soutient mordicus, par l’intermédiaire de ses spécialistes, que le cépage est monténégrin et que la piste croate n’a pas conclu l’affaire. Il demande donc la réouverture du dossier par l’intermédiaire V. Maraš et. al., dans une communication spéciale intitulée « Origin and characterization of Montenegrin grapevine variétés »[i]. Si l’on attribue, in fine, la paternité d’un cépage sur son antériorité historique, alors on peut légitimement aussi considérer le Monténégro comme le pays géniteur à moins qu’un troisième larron, l’Italie, aux travers des Pouilles ne s’immisce dans le débat de la paternité.
Le Monténégro argue que la première référence à la variété monténégrine Kratošija, identifiée en 2008 comme étant identique au tribidrag[i],(Calò, 2008) est mentionnée dans les statuts de la cité médiévale de Budva (Luketić et Bujuklić, 1988)[ii], datés de 1426-1442 publiés en latin et plus tard traduits en langue italienne. Le texte a été rédigé sous le règne de l’empereur Stefan Uroš IV Dušan (26 juillet 1308-20 décembre 1355) au XIVe siècle et contient des références au souverain. L’original n’existe plus, mais il a été utilisé lors de la traduction en italien par les autorités vénitiennes, au début du XVe siècle (elles ont gouverné la ville à partir de 1442)[iii]. Le document mentionne les vignobles de Kratošija, ce qui indique l’importance de la variété à l’époque à Budva (Monténégro)
Tous les auteurs de l’ex-Yougoslavie, dont le Monténégro faisait partie avant jusqu’en juin 1991, (Stojanović 1929[i], Bulić 1949[ii], Ulićević 1959[iii], 1966, Nastev 1967[iv], Cetković 1978[v], Zirojević 1979[vi], Avramov 1988[vii], Pejović 1988[viii], Burić 1995[ix], Božinoviќ 1996[x], Marosšav 2008[xi]) identifient le kratošija comme un cépage autochtone monténégrin. Mais… nous sommes en Yougoslavie communiste et la vérité est souvent celle que l’on décide. En outre, ils affirment que le kratošija n’était cultivé qu’au Monténégro. De là, il serait répandu en Macédoine (Nastev 1967)[xii] et en Dalmatie (Bulić 1949)[xiii] et dans d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie.
Le «Kratošija» est la principale et probablement la plus ancienne variété monténégrine. Le cépage est dominant dans tous les vignobles âgés de plus de 60 à 70 ans. De plus, il représente souvent environ 90% de l’encépagement dans les zones viticoles de la sous-région de Skadar et il est encore plus présent dans la zone côtière.
L’ampélographe dalmate, Bulić (1949)[i]décrit le kratošija en prenant aussi en compte ses synonymes (gartošija , grakošija et kratkošija) et il identifie leur présence dans neuf municipalités de la côte monténégrine (Budva, Grbalj, Luštica, Krtole, Kotor, Paštrovici, Prčanj, Tivat, Herceg Novi). De plus, l’auteur déclare que cette variété était rarement trouvée dans la région de Dalmatie et qu’elle était très probablement répandue à partir du Monténégro. Ce constat pourrait être étayé par le fait que, jusqu’en 2001, on n’a trouvé seulement qu’une vingtaine de vignes encore en vie de crljenak kaštelanski ou de tribidrag en Dalmatie (Maletić et al., 2009)[ii]. Cette assertion est confirmée par l’ouvrage de l’auteur croate Savič[iii] « Vin : la vigne et le vin » qui indique que le cépage n’était pas répandu aux 19e et 20e siècles (Savić 2003)[iv].
De plus, la variété Kratošija montre un polymorphisme génétique important au Monténégro avec une population très hétérogène. Plus le polymorphisme génétique est important, plus la variété est ancienne et il constitue l’un des arguments majeurs pour identifier l’origine de la variété. Ulićević (1959)[i]identifie 3 biotypes du kratošija: «obična kratošija», «slaborodna kratošija» et «rehuljava kratošija».
Božinovik[ii]et. al. (1998) en décrit trois «kratošija standard», «kratošija rehuljava» et «kratošija neoplođena». Jancis Robinson et. al., The Wine Grapes., arguent en faveur d’une origine dalmate du tribidrag parce qu’il s’est croisé avec la dobričič, une variété dalmate, pour donner le primitivo que l’on trouve dans les Pouilles mais cela n’apporte pas la preuve que le tribidrag est la variété la plus ancienne historiquement. Pas plus que sur les autres variétés citées par Robinson et. al., (variétés encore utilisées aujourd’hui) et qui possèdent une relation de parent-descendant avec le tribidrag, (plavina, grk et vranac); seul le grk n’est pas sujet à cation. Le vranac est un cépage du Monténégro (Jancis Robinson et al) et le plavina est un croisement de verdeca (un cépage des Pouilles) et de tribidrag, dont les Pouilles revendiquent maintenant la paternité.
Des analyses ampélographiques effectuées sur 17 biotypes de Kratošija (maraš 2000) , connus sous différents noms dans les zones viticoles du Monténégro: «Velja Kratošija», «Velji Vran», «Crni Krstač», «Vrančina», «Bikača», «Vran», «Srednja Kratošija», «Kratošija» ou «Vran», «Srednji Vranac», «Vrančić», «Ljutica,« Kratošija »,« Čestozglavica »,« Kratošija mala »,« Kratošija sa dubokim urezima »et« Rehuljača » ont été confirmés génétiquement identiques au tribidrag/ Kratošija (Maraš et al. 2014).
La population extrêmement hétérogène, le nombre élevé de biotypes, les infections virales élevées et la présence du cépage largement répandue dans toutes les zones viticoles du Monténégro sont des indicateurs de la tradition de culture de cette variété au Monténégro et peut-être de son patrimoine. Car, au-delà de connaître l’origine de la variété, se joue un énorme coup médiatique qui pourrait bien mettre le Monténégro sous les projecteurs s’il s’avérait que le Monténégro est le pays d’origine de cette variété phare de la recherche de paternité des cépages. La recherche de paternité humaine se règle aujourd’hui toujours avec la génétique mais c’est avec des recherches historiques que l’appartenance du cépage tribidrag pourra peut-être se régler. Mais, c’est une autre histoire !