Comment tailler une vigne qui meurt de soif ?

Des rameaux de la taille d’une allumette et un sol aride, voici les conditions dans lesquelles ont dû et doivent encore tailler certains vignobles d’Occitanie. Quid du constat et comment s’y adapter ?

Par Sarah El Makhzoumi Le 24 février 2024. Vitisphere

Comment tailler une vigne qui meurt de soif ?

« La conséquence directe de cette pluviométrie, c’est que dès le printemps, on s’est rendu compte que le développement physiologique n’allait pas se faire correctement sur la saison. » raconte Jean Marie Fabre – crédit photo : Jean Marie Fabre

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 Notre production pour 2024 sera aussi faible voire plus faible qu’en 2023 » affirme Jean-Marie Fabre, vigneron du domaine de la Rochelière (Aude) et président des Vignerons Indépendants de France (VI).

Pour rappel, à Fitou, sur les 21 derniers mois, on comptabilise un total de 202mm de pluie tombée. Soit l’équivalent d’une année moyenne de pluviométrie dans le désert du Sahara…  

Allumettes ou bois de taille ? 

« La conséquence directe de cette pluviométrie, c’est que dès le printemps, on s’est rendu compte que le développement physiologique n’allait pas se faire correctement sur la saison. » raconte le vigneron. Comme beaucoup d’autres, il a vu les rameaux de ses vignes ne pas dépasser une vingtaine de centimètres, ornés de quelques feuilles vaillamment sorties malgré la monotonie d’un ciel sans pluviométrie.

Même constat chez François Douville, viticulteur au domaine Les Conques (Pyrénées-Orientales). Il a 10 hectares de vignes entourés de 10 ha de chênes-liège, bruyères arborescentes et prairies. « Depuis les années 2010 on connaît déjà la sécheresse, mais normalement, on a de l’eau à l’automne et/ou au printemps. Quand on n’avait pas d’eau en automne on attendait le printemps ou de beaux orages avec la certitude de remplir un peu les réserves. Mais depuis quelques années, cette dynamique a changé : nous n’avons plus que quelques petits orages épars qui déversent 30/40 mm de pluie en 1 heure » observe le viticulteur.

La taille se fait dans une ambiance aride au domaine Les Conques. Crédit photo : François Douville 

Chez lui, c’est la syrah qui s’en sort le moins bien « c’est minable » ajoutera-t-il. « Comme elle a beaucoup de feuillage, elle a besoin de plus d’eau. » Le mourvèdre et le macabeu, ne s’en sortent pas beaucoup mieux, avec une sortie de petits bois chétif. Mais le viticulteur a tout de même « de la chance parce que j’ai des vieilles vignes, d’environ 70 ans, qui sont bien enracinées. » 

On vous fait une coupe courte ? 

Pas besoin de sortir l’imperméable cette année pour la taille hivernale dans cette zone. On ne coupera cependant pas au petit rafraîchissement de saison nécessaire à la vigne…  À la différence cette année, que l’on ne taille pas forcément pour produire, mais pour survivre. Face à ce bois parfois pas beaucoup plus gros qu’une allumette, aux mérithalles très courts, nombreux ont été les viticulteurs à se creuser les méninges pour assurer une taille en adéquation avec l’état du végétal.

Cep de Grenache gris de 70 ans. Crédit photo : François Douville

François Dal, conseiller viticole au Sicavac et auteur de l’ouvrage Bonnes pratiques de taille et techniques curatives contre les maladies du boispartage quelques conseils : « premièrement, de ne pas partir avec l’idée de remettre en charge cette année, ce que la vigne a pu produire l’année précédente (en équivalent jolies branches). Ça serait impossible à assumer pour la vigne. Dans des parcelles en proie à la sécheresse extrême de cette année, si la vigne fait 4 belles branches dans la saison qui arrive c’est déjà très bien. Je conseille donc de laisser deux petits coursons avec peu d’yeux même en guyot, en respectant les flux de sève. Pour la taille en gobelet, à dague, on peut même imaginer ne laisser que le bourgeon de couronne si l’état du bois laisse vraiment trop à désirer. »

Jean-Marie Fabre estime que seulement 20 à 25% de souches peuvent être taillées normalement cette année. Lui aussi a entrepris de tailler à un œil, voire sur l’œil de la couronne sur ses coursons de grenache (taille gobelet). « Sur le reste on taille comme on n’a jamais pratiqué… Sur des guyots simples, on a parfois seulement 3 bourgeons qui sont sortis. Habituellement on a un courson à 2 yeux plus une baguette à 8 yeux. Cette année la baguette n’a pas ou peu fait de rameaux. On taille donc très court et on s’adapte à chaque souche. »

Cep de Grenache noir. Crédit photo : Jean-Marie Fabre

Pas évident non plus pour François Douville cette année. Comme tous, il s’est adapté et a dû tailler parfois plus court. Il a réduit le nombre de coursons sur ses pieds taillés en gobelet passant de 6 à 4 ou 5. Il a effectué cette taille sur une parcelle de grenache d’une dizaine d’années encore en formation sur un sol très sec. « L’an dernier je me disais « super on a de la vigueur ! », mais là je suis dans un mode où je vais simplement sauver ma vigne en diminuant le nombre d’yeux. ».

« On réduit le nombre de coursons et le nombre d’yeux. » Grenache gris, 70 ans Crédit photo : François Douville

Des impacts qui coulent à flot

« Le premier impact direct de cette sécheresse a été une récolte très faible voire pas de récolte, avec, pour finalité, ces bois de taille ridiculement petits pour certaines parcelles. Le deuxième impact, plus indirect c’est que depuis le 1er octobre 2023 jusqu’au 23 janvier on a eu 28 mm d’eau, donc lorsqu’elle a fait sa mise en réserve avant la descente de sève la vigne n’avait pas d’eau » analyse Jean Marie Fabre. Difficile d’imaginer la vigne reprendre si aucune réserve en eau ne se crée dans le sol dans les semaines à venir…

Pourtant conscient de l’importance de l’équilibre des systèmes, de la structure des sols, François Douville, dont les vignes sont enherbées, entourées de talus, d’une flore diversifiée, admet arriver aux limites de son action : « J’avais un système résilient, un bon matériel végétal, la manière dont je travaille favorisait la retenue d’eau. Même avec un petit rendement on s’en sortait tout à fait. Aujourd’hui, je me pose beaucoup de questions sur l’avenir : cette année ou je ne replante pas, par exemple, parce que ce que j’ai planté l’année dernière a crevé. »

Perplexité et adaptation continue

Selon Jean-Marie Fabre, certaines parcelles sont sur le fil. L’année qui arrive sera décisive : si les conditions sont bonnes, il sera possible de reformer des ceps. Cependant « on a énormément d’inquiétudes concernant la capacité à ce que la plante se retape. Sans eau cette année, comme l’année qui suit cela va être très compliqué. On essaie de garder le moral. C’est prenant en termes d’émotion, parce qu’on a l’impression que la vigne nous signifie qu’elle est à l’agonie. » Conscient d’un dérèglement climatique qui ne laisse plus de doute, le vigneron affirme qu’il faut s’adapter à une situation encore jamais vue.
Bien conscient des questions de préservation de biodiversité, de la conservation de l’eau dans le sol, de barrière contre le vent François Douville commence à se sentir limité dans ses moyens d’action. « C’est pour ça que mes vignes sont entourées de talus, de forêts et qu’elles sont enherbées. On avait un système qui fonctionnait bien, mais on arrive à la limite de la lutte individuelle contre la désertification. C’est assez fascinant parce qu’on cherche toujours des solutions, même quand on arrive à la limite. »

Haies et forets avoisinent les vignes au domaine Les Conques. Crédit Photo: Domaine Les Conques


Pour François Dal, certaines choses peuvent être pensées en amont : éviter les sols nus, préserver la structure de ses sols, travailler sur un sol vivant, soigner la vigne dès sa plantation.
Pour lui, un critère est important : « il faudrait réussir à remonter les taux de matière organique à 1,5 % pour pouvoir avoir une meilleure absorption. Il faudrait également veiller à avoir une bonne Capacité d’échange cationique (CEC) car le magnésium retient beaucoup l’eau. On peut estimer un sol équilibré autour de ces mesures : 10 % magnésium 4 % potassium 60 % de calcium, et espérer avoir une meilleure structuration du sol. »

Intégrer la vigne à son paysage fait partie des solutions : travailler sur des haies, des mares sèches, des fossés fermés pour récupérer l’eau, et qu’elle puisse s’infiltrer dans le sol et atteindre la vigne.

Cependant, le techinicien reste réaliste : si l’ingrédient principal qu’est l’eau se fait désirer au point de ne jamais montrer un nuage aguicheur… aucun miracle ne pourra opérer.

François Douville conclut: « En termes d’avenir d’entreprise c’est dur de se projeter, on ne peut pas replanter, on ne sait pas si la vigne va survivre. C’est dur dur dur. Ce que je pense c’est que sauver le rendement c’est sauver les meubles. Là, il ne s’agit plus seulement des meubles : il faut sauver les murs ! »