Par Raphaël Czarny/ . La Revue du Vin de France

Publié le 10/07/2024 à 17:00

Le philosophe britannique insiste sur la nécessité d’être guidé  pour apprendre  à déguster.

Le philosophe britannique insiste sur la nécessité d’être guidé pour apprendre à déguster.

Depuis plus de vingt ans, le philosophe britannique Barry C. Smith étudie la dégustation du vin, la manière dont nos sens fonctionnent et la formation du jugement, dans un dialogue constant avec les scientifiques. Il présente ici son parcours, ses travaux de recherche, et donne quelques conseils pour devenir un meilleur dégustateur.

SOMMAIRE

Comment le philosophe que vous êtes en est-il venu à s’intéresser au vin ?
Mon père tenant un restaurant, j’ai eu la chance de déguster, assez jeune, d’assez bons vins. Ensuite, jeune étudiant en philosophie, entre amis, nous buvions de très mauvais vins pour socialiser, pour être ivres. Je savais donc qu’il y avait une distinction entre les vins qui étaient dignes d’intérêt et les vins qui étaient simplement faits pour être consommés puis oubliés. 

Plus tard, j’ai commencé à écrire dans Prospect Magazine des articles sur le vin, qui n’étaient pas des articles de dégustation, mais des réflexions : je devais développer une pensée. Et j’ai soudainement réalisé que c’était comme faire de la philosophie, activité qui consiste d’abord à questionner.

En l’occurrence, il s’agit notamment de questionner le jugement de goût ?
Supposons que nous dégustions un vin ensemble, vous ne l’appréciez pas, et je l’apprécie. La question fréquente sera : « Est-ce que ce vin a le même goût pour vous que pour moi ? ». Si tel est le cas, nous sommes obligés de l’aimer ; donc, il doit avoir un goût différent. Mais philosophiquement, cela ne se tient pas : le goût peut être exactement le même pour moi et pour vous, mais j’aime ce goût, et vous ne l’aimez pas. Est-ce que le goût est dans le cerveau ? Est-ce qu’il est dans le verre ? Ou dans la relation entre les deux ? Quand on déguste, on fait presque de la philosophie sans le savoir.

C’est ce qui vous a conduit à organiser un colloque sur la philosophie et la dégustation ?
Oui, en 2004 : “Vin et philosophie : de la science à la subjectivité”. Avec des philosophes, des producteurs de vin, des critiques… À l’issue de la conférence, les philosophes m’ont dit : « C’était très agréable de faire de la vraie philosophie, et d’apprendre des choses sur le vin ». Et les gens de l’industrie du vin : « C’était très agréable de parler de vins de façon savante, et d’apprendre un peu de philosophie ». J’étais très heureux !

Philosophe du langage de formation, Barry C. Smith s’est spécialisé dans l’étude des sens.
Philosophe du langage de formation, Barry C. Smith s’est spécialisé dans l’étude des sens. 

Ce colloque a conduit à la publication d’un livre que vous avez dirigé, Questions of Taste: The Philosophy of Wine, en 2007.
Nous y avons réuni les différentes contributions, légèrement revues. À ce moment, j’ai pensé que je n’aurais plus rien à dire sur le vin et la philosophie. Mais c’était inexact, de plus en plus de questions se posaient. Le vin est un objet esthétique, un objet chimique, mais c’est aussi un objet de perception, un objet économique, culturel, historique, religieux… Le vin est un lieu de rencontre pour de nombreuses disciplines, qui amènent toutes leurs propres perspectives, et leurs manières multiples de le décrire le rendent particulièrement fascinant.

C’est justement cette interdisciplinarité que met en avant le Center for the Study of Senses (CenSes) de l’Université de Londres, que vous avez fondé. Pouvez-vous nous présenter ce centre de recherche ?
Si le CenSes existe, c’est un peu grâce au vin. En parlant avec des neuroscientifiques, des psychologues, des biologistes, j’ai appris deux choses importantes. La première est que nous disposons de bien plus que cinq sens : entre 22 et 33, selon les neuroscientifiques. La seconde, c’est que ces sens ne sont pas indépendants les uns des autres, il y a une connexion entre eux, et leur interaction affecte la manière dont ils fonctionnent. Aussitôt que j’ai appris ceci, je me suis dit : « Oh, on se trompe donc depuis Aristote ! ». Cinq sens, ayant chacun leur propre objet, c’est faux, cela ne fonctionne pas comme ça. Il faut donc redémarrer la réflexion.

Comment ?
Eh bien, il faut mobiliser des philosophes qui comprennent ce qui se passe vraiment au niveau des sciences, car la philosophie ne peut répondre correctement aux questions qui se posent si elle ne part pas de la bonne information, de la bonne preuve. En même temps, les scientifiques ne vont pas au bout de la question s’ils se contentent de nous dire comment les sens fonctionnent. Car pourquoi sommes-nous persuadés qu’il n’y a que cinq sens ? Et pourquoi pensons-nous qu’ils sont si séparés ? Il faut expliquer cette croyance qui se maintient, même si nous savons qu’elle est fausse. Combiner philosophie et neurosciences est donc une chose importante à faire.

« Une bonne manière d’apprendre à déguster le vin consiste à le décomposer »

Certains neuroscientifiques développent l’idée que c’est le cerveau qui crée le goût du vin. Vous vous opposez à cette idée.
C’est tentant de penser que les choses sont “seulement dans notre cerveau”, mais c’est faux. Je vois pourquoi certains de mes collègues neuroscientifiques le pensent : c’est parce qu’ils confondent la perception avec ce qui est perçu. Mais philosophiquement, il faut faire cette distinction. Les neuroscientifiques sont très cartésiens : tout est créé à l’intérieur de l’esprit, et peut-être qu’il n’y a pas de saveur à l’extérieur. Un collègue a un bon mot lorsque qu’ils émettent ce genre de jugement : « Le XVIIe siècle est au téléphone, et ils veulent que vous leur rendiez leur métaphysique ! ».

Comment peut-on apprendre à être un meilleur dégustateur ?
Le vin étant un objet complexe, une bonne manière d’apprendre à déguster consiste à le décomposer. Jasper Morris m’a raconté la manière dont il entraîne les novices à la dégustation : il leur fait déguster dix vins blancs et leur demande de les ranger par acidité, du plus acide au moins acide. Et ils y arrivent assez bien. Ensuite, il leur demande : « Est-ce que vous avez aimé un de ces vins ? », et les novices répondent qu’ils ne savent pas, ils n’y faisaient pas attention. De fait, ils sont arrivés au stade où ils ont arrêté de se concentrer sur le jugement hédonique (j’aime / je n’aime pas) pour pratiquer un jugement analytique. Mais ils n’en sont qu’à un stade intermédiaire, celui où, s’ils analysent une partie, ils ne peuvent pas juger du tout. Ils deviendront des dégustateurs expérimentés en parvenant à analyser une partie et l’ensemble, en même temps. On peut faire l’analogie avec la musique : pour le débutant, l’orchestre donne l’impression de faire un seul bruit, puis on apprend à écouter les différents instruments. Et lorsque vous pouvez entendre tous ces éléments travailler ensemble, tout en évaluant le tout, votre oreille musicale est formée.

Le fondateur du CenSes de Londres mène de nombreuses expériences sur la dégustation.
Le fondateur du CenSes de Londres mène de nombreuses expériences sur la dégustation.

À travers vos expériences, vous avez découvert que les novices possédaient de vraies qualités pour juger le vin, mais qu’une certaine procédure était nécessaire.
Le plus simple est de pratiquer la dégustation comparative. Vous donnez deux verres de vins à un novice, de préférence de la même région, mais de différents producteurs, de différentes années. Et vous lui demandez : « Sont-ils identiques ou différents ? ». Puis : « Lequel préférez-vous ? Et pourquoi ? ». Et ils se trompent rarement sur la qualité intrinsèque du vin ! Quand on en vient à la description, il faut les guider : le vin est fruité, mais est-ce du fruit noir ou du fruit rouge ? Et si c’est du fruit rouge, est-ce de la fraise ou de la framboise ? Maintenant, passons à la texture : est-ce de la soie, du satin ou du velours ? Et c’est ainsi que, peu à peu, ils se rendent comptent qu’ils savent bien décrire le vin, ils manquent seulement de vocabulaire.

Les novices sont donc capables d’émettre un jugement hédonique assez sûr, et capables de décrire correctement le vin s’ils sont guidés. Et les professionnels ?
Eux sont capables de prédire la façon dont le vin va évoluer, ce qui est très important. Surtout, ils sont capables de faire la différence entre aimer et percevoir la qualité. On me demande souvent ce que j’entends par “qualité du vin” : n’est-ce pas seulement subjectif, n’est-ce pas seulement ce qu’on aime ? Et je réponds non : un professionnel peut déguster un sauvignon de Bordeaux, dire que c’est un vin particulièrement bon, qu’il est meilleur que le millésime précédent, et en même temps qu’il ne l’aime pas : il est capable de faire cette distinction.

L’une de vos dernières expériences est menée avec des professionnels : pouvez-vous nous la présenter ?
Elle consiste à mettre en duo deux dégustateurs, de formation et de niveau proches : deux sommeliers ou deux Masters of Wine par exemple. Nous leur demandons de déguster deux vins, issus du même terroir, de préférence du même domaine, mais de deux années différentes. Ils doivent déterminer lequel est le plus jeune, lequel est le plus vieux. Sans se concerter, ils notent leurs avis respectifs, avec un pourcentage de certitude. Puis ils se révèlent leur jugement, doivent à nouveau déguster les vins, et parvenir cette fois-ci à un verdict commun. Notre prédiction, c’est que les paires sont meilleures que les individus : deux cerveaux, deux palais, sont meilleurs qu’un seul, car ensemble, ils comblent les lacunes de leurs connaissances respectives, ils disposent d’un plus grand nombre de preuves à examiner. L’expérience n’est pas terminée, mais les résultats intermédiaires sont assez prometteurs.