Par Jérôme Baudouin. La Revue du Vin de France
Publié le 02/07/2024 à 19:19
Il faut se méfier des préjugés lorsque l’on cherche les arômes d’un vin ! La vue communique à notre cerveau nombre d’informations qui peuvent induire en erreur, et conduire à des descriptions instinctives, mais largement infondées.
Du grain de raisin au vin dégusté et décrypté par le cerveau de l’amateur, les arômes et les goûts naissent, se transforment et sont interprétés par nos sens. Mais quel chemin suivent-ils, depuis le fruit jusqu’à nos papilles ?
SOMMAIRE
- Le sol, une langue vivante
- Le poivron et la banane
- Deux expériences canoniques
- Un afflux d’informations
- Des lobes bien placés
- La roue des arômes
Portez un verre de vin à votre visage et ce sont des dizaines d’arômes qui s’élèvent, mystérieux, complexes ou évidents. Un soupçon de fleur blanche ou de cire d’abeille, des notes de cèdre ou de poivre : tout un panorama olfactif qui s’ouvre devant chacun. Et l’expérience n’est pas propre au vin, mais à tous les produits que nous nous apprêtons à sentir et à manger. Il en est ainsi pour les parfums, comme pour les effluves d’un plat qui mijote. Notre cerveau construit une image mentale de ce que nos sens lui transmettent.
Le vin livre quant à lui une autre expérience, toujours source d’interrogation et de mystère. Lorsque l’on goûte des grains de pinot noir, de merlot, de syrah ou de gamay, les différences gustatives sont infimes. Si le muscat offre un goût caractéristique, il reste une exception au sein des familles de raisins de cuve. Toutes ces variétés, qui semblent similaires gustativement, vont pourtant livrer des vins très différents. Comme le disait judicieusement le père de l’œnologie moderne, Émile Peynaud : « Le vin a plus le goût de fruits que le fruit lui-même. »
EN CE MOMENT :
Ce mystère du vin le rend encore plus séduisant à comprendre. Car ses arômes ne naissent pas seulement grâce à la magie de la fermentation ; le vin n’est pas que le fruit de la technique œnologique. « En réalité, si l’on trouve dans le sauvignon blanc des arômes de pamplemousse, c’est que ce cépage porte en lui les mêmes molécules aromatiques que le pamplemousse », précise le chercheur et œnologue Axel Marchal, professeur à l’université de Bordeaux et spécialiste des arômes.
- Les trois familles d’arômes du vin
Les arômes que l’on retrouve dans le vin se déclinent en trois familles distinctes que l’on appelle généralement : primaire, secondaire et tertiaire
• Les arômes variétaux, qui proviennent du cépage : le pamplemousse du sauvignon blanc, le cassis du cabernet-sauvignon…
• Les arômes fermentaires, qui proviennent de la fermentation : la banane du beaujolais nouveau, le beurre des vins ayant subi une fermentation malolactique.
• Les arômes de vieillissement, qui proviennent à la fois de la durée d’élevage, comme les arômes toastés du bois, et du bouquet d’évolution du vin ayant pris de l’âge, comme les arômes de boîte à cigares ou de truffe que l’on retrouve dans les vieux bordeaux.
Le sol, une langue vivante
À regarder les trois grandes familles d’arômes qui composent un vin, il est tentant de considérer que les arômes variétaux sont minoritaires et ne participent que marginalement à la complexité d’un vin. « C’est plus compliqué, corrige Axel Marchal. Car de nombreux arômes complexes qui font l’identité du vin proviennent du raisin et non de la fermentation ou du vieillissement. » C’est-à-dire, selon l’endroit où pousse la vigne, de la nature du sol, de l’environnement, du climat et du travail de l’homme. Autant d’éléments que la plante traduit. Prenons par exemple les notes minérales de la pierre à fusil caractéristiques d’un pouilly-fumé : elles ne proviennent pas d’un sol contre lequel l’homme aurait frotté des silex, mais du comportement de la vigne de sauvignon, qui va se modifier sur ce type de sol. La plante synthétise alors des molécules organiques responsables de cet arôme particulier. « Il ne faut pas pour autant minimiser l’influence du sol. Simplement, le sol ne s’exprime pas tel quel. Il s’exprime par l’intermédiaire de la plante. Et la composition du raisin change en fonction du lieu », continue le chercheur, qui axe ses travaux sur la compréhension de l’expression du lieu dans les vins.
Dans son laboratoire, de multiples spectromètres de masse à haute résolution sont capables de détecter la moindre molécule d’arôme dans le vin et de l’identifier précisément. « Il faut faire attention aux discours simplificateurs. Ce n’est pas parce qu’il y a des truffes dans le sol que le vin va sentir la truffe », avertit Axel Marchal. « Les arômes du vin sont la manifestation de composés synthétisés par la vigne de manière variable en fonction de l’environnement », conclut-il.
Pour que le lien existe entre le terroir et le vin, encore faut-il que la vigne soit cultivée dans le respect du sol et qu’elle dispose des moyens d’aller puiser ses nutriments dans la terre. Or pour qu’elle puisse capter ces molécules et les synthétiser, elle a besoin d’aide. Interviennent alors les mycorhizes, ces champignons microscopiques qui entourent les racines des vignes. Ils captent des nutriments, comme les oligo-éléments ou les minéraux, et les synthétisent pour permettre leur absorption par la vigne. En échange, celle-ci fournit les nutriments issus de la photosynthèse aux mycorhizes. Ces filaments peuvent atteindre près de cinquante kilomètres de long dans une poignée de terre !
Hélas, cet écosystème est très fragile et l’usage immodéré, pendant des décennies, de produits phytosanitaires sur les plantes et dans les sols a tué ces mycorhizes. Raison pour laquelle on trouve des différences importantes entre des vins issus de sols vivants et ceux issus de vignes traitées chimiquement. La complexité aromatique n’est pas la même.
- Les sens décryptent le vin
Lorsque l’on déguste un vin, de nombreux sens sont mobilisés tour à tour. La vue est le premier sens que l’on utilise. Nos yeux nous transmettent les informations visuelles (couleur, limpidité, effervescence) sur le vin. L’odorat entre ensuite en jeu, d’abord par le nez et la voie orthonasale . Lorsque le vin entre dans la bouche, les arômes circulent : ils passent dans la bouche et remontent par la voie rétronasale .Dans la bouche, la langue permet de détecter les informations gustatives comme le sucré, le salé, l’acide, l’amer et l’umami, cette saveur bien connue des Asiatiques. Au fond de la langue se diffusent les informations trigéminales (tactiles et thermiques) : la texture (ronde, pétillante, etc.), la structure tannique, l’astringence, la température, ainsi que les sensations de piquant et d’irritant.
Le poivron et la banane
Certaines variétés de raisins possèdent en partie, sous forme libre, des molécules délivrant des arômes caractéristiques. L’exemple le plus connu est le muscat, dont les terpènes vont donner les arômes typiques de rose, de litchi, de graine de coriandre ou de fleur d’oranger. Dès que l’on croque dans le raisin de muscat, ces molécules vont délivrer ces arômes en bouche. On peut également citer le cabernet-sauvignon, qui laisse en bouche des arômes de poivron lorsqu’il n’est pas mûr, dans le vin comme dans le raisin, en raison de molécules présentes à l’état libre dans la baie. Ce sont ces notes variétales que l’on va retrouver ensuite dans le vin. Si la majorité des arômes ne sont pas détectables dans le raisin, ils existent tout de même sous forme de précurseurs. Et se révéleront donc lors de la fermentation ou de l’élevage, de la pierre à fusil du pouilly-fumé à la noisette du chardonnay en passant par la framboise du pinot noir. Tout le processus dépend des sucres ou des acides aminés. « Ces précurseurs s’apparentent un peu au négatif dans la photographie argentique. Lorsque la fermentation va commencer, les levures vont couper le lien entre ces précurseurs d’arômes et les sucres ou les acides aminés et révéler l’arôme tel que nous le découvrirons dans le vin. Si la photographie n’est pas très bonne au départ, le vin ne sera pas extraordinaire. Si la photographie est de grande qualité, mais que son développement est raté, le vin ne sera pas à la hauteur non plus », explique Axel Marchal, qui insiste en conséquence sur le choix des levures : « Leur but est de révéler le maximum d’information sur le vin et le lieu d’où il vient, sans le dénaturer. » Certaines levures peuvent apporter des arômes très artificiels, comme en témoigne le goût de banane trop souvent rencontré dans certaines cuvées du Beaujolais. De la même manière, un élevage sous bois trop prononcé peut également dénaturer le vin, amenant des notes caricaturales de caramel ou de vanille. Autant d’artifices que le consommateur ou le dégustateur retrouvera à plus ou moins long terme dans son verre.
- En bouche, le sucré s’efface, l’amer et l’acide durent
Source : adapté de Sokolowsky et al., Food Quality and Preference (2015), des travaux de P. Schlich, de Pineau et al., Food Quality and Preference (2009) et d’Obrist et al., Association for Computing Machinery (2014).
Toutes les saveurs ne perdurent pas en bouche avec la même intensité. Comme nous pouvons le voir sur ce graphique, si la saveur sucrée est très intense dès les premières secondes, elle s’estompe rapidement, contrairement à l’acide, l’amer ou l’astringent qui ont une durée de perception en bouche beaucoup plus longue. Des saveurs qui sont justement des marqueurs bien connus dans le vin.
Deux expériences canoniques
Une fois ces arômes révélés dans le vin, encore faut-il qu’ils soient captés par le vigneron, l’œnologue, le dégustateur ou le simple amateur. Les difficultés commencent… « Le vin ne se résume pas seulement aux arômes qu’il diffuse. C’est un objet polysensoriel, faisant appel aux cinq sens que nous possédons », rappelle ainsi Gabriel Lepousez, grand amateur de vin et de dégustation, neurobiologiste de profession, spécialiste de la perception sensorielle et de la plasticité du cerveau à l’Institut Pasteur. Avant même de sentir un verre de vin, sa couleur va influencer notre cerveau. En 2001, Frédéric Brochet est chercheur à la faculté d’œnologie de Bordeaux avec le grand Denis Dubourdieu. Les deux hommes organisent avec Gil Morrot, professeur à l’Inra de Montpellier, une expérience devenue canonique sur la manière dont le cerveau interprète un vin. Les chercheurs présentent à un panel de dégustateurs un vin blanc, auquel les cobayes associent des arômes de fruits blancs. Puis c’est un vin rouge qui est présenté. En apparence seulement : Brochet, Dubourdieu et Morrot ont resservi le même vin blanc, teinté par un colorant naturel ne modifiant pas le goût du vin. Les dégustateurs, influencés par la couleur du breuvage, lui trouvent alors des arômes de fruits rouges et de fruits noirs.
Deux ans plus tôt, Frédéric Brochet et Gil Morrot avaient mené une autre expérience, passée elle aussi à la postérité, dans l’objectif d’évaluer l’influence du packaging. Ils avaient soumis le même vin, sous deux apparences distinctes, à la dégustation. « Celle-ci a été réalisée par des étudiants en deuxième année d’œnologie, relatait à l’époque Gil Morrot. Nous avons pris un vin d’une coopérative bordelaise qui, en modifiant l’étiquette, est devenu un prestigieux Grand cru classé. Nous l’avons fait goûter, puis, quinze jours plus tard, nous avons proposé le même vin mais dans une bouteille étiquetée “vin de table”. Sur cinquante-sept étudiants, six ont découvert la supercherie. Les autres ont jugé plus sévèrement le “vin de table” que le “Grand cru” avec des notes variant parfois de 5 à 15. » Démontrant ainsi que le jugement pouvait être biaisé lorsque le regard permettait de “classer” une cuvée avant même de la déguster.
- Des cerveaux différemment activés
Source : adapté de Pazart et al., Frontiers in Behavioral Neuroscience (2014).
Des chercheurs en neurosciences ont analysé l’activité cérébrale de dégustateurs de vins, amateurs et professionnels. Chez le sommelier, celle-ci est plus rapide, plus précise et localisée dans le cerveau (en bleu sur les images), alors que chez le néophyte (en orange), l’activation est plus lente et plus diffuse. Un fonctionnement analytique distingue le premier ; le second est sous l’empire d’un fonctionnement plus émotionnel, et construit une image mentale plus globale du vin.
Un afflux d’informations
Ces deux expériences plaident-elles pour la dégustation à l’aveugle, voire en aveugle ? « Notre cerveau anticipe ce qu’il voit et il est facilement influençable, prévient Gabriel Lepousez. Pourquoi ? Parce que la vue est le sens primordial pour l’homme, alors que chez de nombreux mammifères, comme les rongeurs, ce sera plutôt l’odorat. Même si la vue du vin n’est pas importante dans sa description, le dégustateur va adapter ses descripteurs [les mots qu’il utilise afin de retranscrire sa dégustation, ndlr] à la vue du vin. » En conséquence, il suffit de fermer les yeux pour que l’ordre des sens change : la vue n’est plus prioritaire et les sens olfactifs et gustatifs reprennent le dessus. Raison pour laquelle il est souvent intéressant de goûter dans le noir ou les yeux bandés, afin de stimuler ces sens trop souvent sous-utilisés.
Si l’odorat apporte un certain nombre d’informations quant aux qualités du vin, c’est une véritable révolution qui s’opère au moment de le goûter. Plusieurs sens sont alors mis en avant. Dès que le vin tapisse la langue, les sensations qu’il offre se démultiplient : il se réchauffe dans la cavité buccale, s’aère lorsque le dégustateur laisse passer un mince filet d’air entre ses lèvres, se dilue avec la salive et apporte de nouvelles informations olfactives à travers la rétro-olfaction. Autant d’éléments qui vont permettre aux capteurs sensitifs de faire remonter un grand nombre d’informations différentes au cerveau. « La nature des arômes captés au niveau du nez et lors de la rétro-olfaction n’étant pas la même, le dégustateur a le sentiment d’avoir goûté deux vins différents. Mais nous n’avons pas deux systèmes olfactifs différents. C’est simplement la nature du vin qui, au cours de son passage en bouche, s’est transformée », explique le chercheur de l’Institut Pasteur.
En contact avec la langue et les parois buccales, le vin va activer le sens du toucher. La salive joue le rôle de régulateur de pH, afin que les muqueuses ne soient pas agressées par l’acidité du vin. Le cerveau enregistre alors de nouvelles informations sur la texture du vin.
Sur la langue, les papilles détectent l’acidité du vin et les autres saveurs comme le sucré, le salé, l’amer, l’acide et l’umami, “cinquième élément” dont le chimiste japonais Kikunae Ikeda a découvert l’origine, au début du XXe siècle, en isolant un acide aminé, le glutamate. Ce goût diffus, présent dans les crevettes, les fromages, le lait maternel, le poulet rôti ou certains bouillons, intéresse beaucoup le monde du vin.
- Des saveurs captées sur toute la langue
Contrairement à une idée trop régulièrement diffusée, la langue ne présente pas de régions spécifiques pour identifier le sucré, le salé, l’acidité, l’amer ou l’umami. Comme nous pouvons l’observer sur ce schéma, les choses sont plus complexes : toutes les régions de la langue captent, avec plus ou moins de sensibilité, ces différentes saveurs.
Des lobes bien placés
En laboratoire, de multiples expériences ont été menées à partir de la dégustation. L’une d’elles a comparé le fonctionnement du cerveau de sommeliers et de néophytes. Si les premiers font appel à une région très précise de leur cerveau pour analyser le vin, ce sont, chez les seconds, les régions émotionnelles du cerveau qui sont stimulées : les arômes vont leur rappeler des événements passés, des odeurs connues, qui leur permettent de comprendre ce qu’ils dégustent et de poser des mots sur ce qu’ils ressentent. « Le système olfactif est capable d’envoyer des informations à la fois dans le siège de la mémoire et dans celui des émotions. C’est pourquoi, très rapidement, on peut dire : “j’aime ou je n’aime pas un aliment”. Certaines odeurs sont pré-encodées dans nos gènes, comme celle des cadavres. Un enfant qui ne l’a jamais rencontrée sait pourtant qu’il ne faut pas s’en approcher », souligne Gabriel Lepousez.
L’utilisation de techniques d’imagerie médicale a permis de mieux évaluer la plasticité du cerveau, sa capacité à appréhender les informations sensitives, améliorant in fine notre connaissance de l’un des organes les plus secrets du corps humain. Mais la science n’a pas encore fait la lumière sur tout, loin de loin. Car il reste à comprendre, ou pas, la charge émotionnelle unique, et souvent indicible, que nous procure un grand vin. Un mystère intime, propre à chaque vie.
La roue des arômes
Face à un vin, surtout quand il est exceptionnel, les mots peuvent nous manquer. Mais pour bien déguster, connaître le vocabulaire aromatique le plus riche possible est primordial. Cette roue des arômes permet de les classer, pour mieux s’en rappeler.