Par Agathe Pigneux. La Revue du Vin de France
Publié le 24/01/2024 à 19:00
Le « Dry January » est de plus en plus médiatisé en France. Symptôme de la désaffection d’un certain art de vivre, la promotion de ce mois sans alcool par nos pouvoirs publics traduit également l’essor d’un courant hygiéniste qui prône l’abstinence au détriment de la modération.
Il y avait La Grande Vadrouille ; on y célébrait la gastronomie de terroir à l’entracte et le vin entre deux échappées loin de l’ennemi. C’était hier et cela semble aujourd’hui si loin. Entre 1960 et 2022, la consommation de vin a chuté de plus de 70 %en France. Mettant en péril une filière professionnelle, cette déconsommation dénote aussi un changement de paradigme culturel ; l’époque ne semblant retenir du passé dont témoignait Gérard Oury que la célèbre réplique d’une religieuse farouche, s’exclamant à l’encontre d’un anglais bien connu pour son amour des plaisirs bachiques – Sir Reginald à l’écran, Terry-Thomas à la ville – « Vous aimez les bonnes choses ? Et bien c’est très mauvais ! »
Paradoxe s’il en faut, cette formule donne à voir le prisme hygiénico-morale qui entraîne aujourd’hui les pouvoirs publics, non sans quelque équivoque, à diaboliser un produit millénaire, témoin de l’histoire d’une civilisation qui plonge ses racines du côté de la Grèce antique et de l’empire romain. Mis en avant par le chef de l’État, fier de revendiquer « un trésor poétique », marque « d’une culture à la française 1 » , mais dénoncé par les autorités sanitaires qui affirment que « le vin est cancérigène dès le premier verre 2» , le vin cristallise les divisions et l’ambiguïté politique à son égard ne dit que trop bien le malaise que suscite ce totem devenu tabou.
La déconsommation du vin, une rupture générationnelle liée à la dénormalisation de l’alcool
A l’instar de nos responsables politiques partagés entre promotion d’une culture civilisationnelle et remise en question de certaines traditions, la société est prise entre deux feux. Entre ceux qui estiment qu’il faut poursuivre la désalcoolisation au profit d’une sobriété heureuse et ceux qui entendent défendre la culture viticole et une politique de modération, y-a-t-il encore une place pour le compromis ? Fondatrice de la marque de spiritueux sans alcool JNPR, Valérie de Sutter estime que oui, car « offrir des alternatives à l’alcool, ce n’est pas le concurrencer ». « La très grande majorité de nos clients souhaitent consommer moins mais mieux. Ils optent pour des alternatives sans alcool dans la semaine, voire au cours d’une même soirée, en préférant un cocktail sans alcool à l’apéritif, avant d’apprécier ensuite un grand vin à table. »
Alors que les No Low conquièrent un public de plus en plus vaste – 29 % des Français en consomment, et parmi eux, 45 % ont entre 18 et 25 ans 3 –, il semble que l’essor de ces boissons aromatiques sans alcool est plus la conséquence que la cause de la déconsommation de vin, appelée de ses vœux par les pouvoirs publics.
Pour Samuel Montgermont, président de Vin & Société, association défendant les intérêts de la filière viticole, la dénonciation des excès passés était nécessaire, mais la dérive vers l’incitation à une prohibition qui ne dit pas son nom traduit une certaine impuissance. « Sensibles aux politiques de prévention, nous avons mené le combat de la modération et de la consommation responsable, et cette bataille nous l’avons gagnée. Les fontaines de vin dans les fêtes viticoles, aujourd’hui, ça n’existe plus. Or, sur le terrain de la maladie, les autorités sanitaires ont, elles, échoué à résoudre le problème de l’addiction qui est un véritable fléau et qu’on ne résout pas par l’interdit. » Si l’on constate une baisse significative de la consommation d’alcool à l’échelle de la société – les Français buvaient en moyenne 200 litres d’alcool par an en 1960 contre 80 aujourd’hui selon l’Insee – la promotion de l’abstinence acte un aveu de défaite quant à l’éducation au goût et à la modération.
La médiatisation du « Dry January » : symptôme d’une société du contrôle
Sans agiter le drapeau de la discorde, fièrement affiché d’un camp comme dans l’autre par les partisans et les pourfendeurs du « janvier sec », il convient de mettre en lumière les racines infertiles d’une recommandation, dont l’historien Didier Nourrisson, rappelle à juste titre qu’elle est « un emprunt à une autre culture, et que cela n’a rien d’anodin ». « L’emploi du terme dry renvoie explicitement à la prohibition, une longue décennie où la clandestinisation de la consommation a provoqué un sursaut de la délinquance ». Entre 1919 et 1933, alors que la vente d’alcool est strictement interdite aux Etats-Unis, les bootleggers organisent la contrebande et l’interdiction de la vente légale fait les grandes heures d’une des plus célèbres figures du crime organisé : Al Capone. Résultat, la criminalité explose à la faveur d’une loi qui visait précisément à se prémunir des effets de la violence, et qui est ensuite logiquement abandonnée après que la crise de 1929 justifie le besoin des revenus liés aux taxes sur l’alcool.
De cette expérience prohibitionniste, il nous reste l’équation d’une formule : l’interdit suscite un désir de transgression, dangereux aux yeux de l’historien, auteur d’Une Histoire du Vin. « Inciter aujourd’hui à l’abstinence plutôt qu’à la modération, c’est prendre le risque d’un retour de bâton, sans aucune garantie de résultats auprès de la population qui souffre vraiment d’un problème d’addiction à l’alcool. Car il ne faut pas confondre le discours et le soin, la politique de communication et la politique d’action. Ensuite, il convient de s’interroger sur la pertinence d’un mois sans alcool en France, où, contrairement aux pays anglo-saxons dont elle s’inspire à tort, il n’y a pas trace d’une culture de la biture express. Enfin, si la sobriété a des vertus indéniables, vouloir orienter les comportements des individus est contraire à l’idéal d’émancipation et de responsabilisation ».
A l’heure où chaque instant de notre quotidien peut avoir droit de cité sur les réseaux sociaux, la société de l’image porte aux nues un conformisme, marqué par l’injonction au contrôle et l’attention au corps. En janvier, Instagram aura vu passé nombreux posts d’influenceurs vantant les mérites du « dry january ». Or, les auteurs de ces contenus n’évoquent pas l’arrêt d’une consommation régulière de vin, mais bien plutôt celui des soirées arrosées – images de boîtes de nuits à l’appui. Mettant en avant les bienfaits corporels ressentis, ils rencontrent les préoccupations d’une jeune génération qui a tourné le dos au vin, à défaut d’y avoir été initié 4. Désireux de s’affranchir d’une génération qu’ils jugent dépassée, les 18-24 ans affichent une volonté de rupture qui s’affirme par le rejet de certaines normes et traditions, préférant une consommation occasionnelle festive à une consommation courante modérée. A cet égard, une telle rupture semble avaliser une confusion regrettable qui revient à mettre sur le même plan une consommation à des fins dégustatives et une consommation qui vise l’alcoolisation.
Il ne s’agit pas de dire que le vin n’est pas de l’alcool, mais il convient de penser que lorsque l’on ouvre une grande bouteille, on ne cherche pas les effets de l’éthanol, mais le plaisir du goût et de ce qu’il nous révèle.
[1] Extrait d’une interview accordée à Terre de Vins en avril 2017
[2] Message adressé par l’Institut National du Cancer en 2009.
[3 Estimation du dernier baromètre So Wine/Dynata paru en 2023
[4] Seulement 29% des 18-24 ans déclaraient aimer le goût du vin selon la dernière étude de Wine Intelligence.