SANDRINE GOEYVAERTS »
C’est un pavé lancé dans le marc : Cher Pinard, le sixième livre de la caviste, journaliste et sommelière belge Sandrine Goeyvaerts est un manifeste pour sortir la filière vin de sa zone de confort. Ou plutôt d’inconfort : la déconsommation et le dérèglement climatique poussant à des changements que l’ouvrage appelle de ses vœux (168 pages pour 15 € aux éditions Nouriturfu).
Parmi les punchlines de Sandrine Goeyvaerts dans son ouvrage : « la grande civilisation du vin en France semble toujours hésiter entre La Légende des siècles et La Chenille de Bézu, distillant des messages parfois contradictoires entre plaisirs d’esthètes fins connoisseurs et binge drinking ». – crédit photo : Debby Termo
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’emblée dans votre livre Cher Pinard, vous pointez la particularité de la consommation de vin : c’est une boisson culturelle nécessitant un apprentissage. Vous rapportez que l’un de vos maîtres de stage a voulu vous faire plaisir en ouvrant une bouteille de vin très oxydatif et prisé, mais incompréhensible sans s’y connaître… Cet accès difficile est-il le principal défaut du vin pour les jeunes consommateurs ?
Sandrine Goeyvaerts : Pas forcément. Les vins oxydatifs sont une catégorie de vins très à part et qui nécessitent un minimum d’éducation. Comme en cuisine : certains plats demandent un peu de culture culinaire et d’apprentissage au goût. Les chicons, ou endives, s’apprécient plus avec l’âge avançant. Les vins oxydatifs sont un peu les endives du vin, un cas extrême. Mais les vins blancs et rosés ne demandent pas nécessairement un bagage énorme pour être appréciés. Il faut se battre pour contrer cette idée reçue. Il ne faut pas forcément beaucoup de prérequis pour se faire plaisir. Il n’est pas nécessaire de tout connaître avant. Ce qui est sûr, c’est que plus on goûte, plus on apprend, plus on comprend et plus on en retire de satisfaction.
Vous relevez également un paradoxe : la connaissance du vin est accessible sur toutes les plateformes et réseaux sociaux actuels, mais avec un discours creusant d’emblée le fossé entre les néophytes et les connaisseurs.
Il y a souvent une mise à distance entre les gens qui savent et ceux qui ne s’y connaissent pas. Ce n’est pas forcément volontaire, mais un fossé sépare les gens qui connaissent toute la terminologie du vin et le grand public qui se sent intimidé. Malgré la disponibilité d’énormément de ressources en ligne, malgré la publication de nombreux livres pédagogiques, le savoir du vin reste difficile à appréhender. Il faut se poser la question : est-ce qu’on angle les choses de la bonne façon pour être accessible sans élitisme ?
Pour certains, il y aurait un déficit de transmission entre les générations : les parents n’ayant pas transmis cette éducation aux enfants.
Je ne suis pas sûre que ce soit exactement ça. On peut se pencher sur des écrits de 150 ou 200 ans où l’on trouverait ces débats sur les anciens qui savent et les jeunes qui ne connaissent rien ou ne s’intéressent à rien. Ce sont des discours vieux comme le monde. Chaque génération se pense détentrice d’un savoir qui ne sera pas transmis. Mais l’apprentissage de la culture du vin ne passe pas que par la transmission intrafamiliale. Dans mon cas, ma famille ne boit pas de vin. Je suis la preuve que l’on peut accéder au monde du vin sans ça. Les jeunes ont une connaissance culturelle gastronomique plus large que les générations précédentes. La nouvelle génération est beaucoup plus ouverte à la découverte d’un tas de produits et de goût différents, de types de cuisines et de boissons.
La cuisine française n’est plus aussi centrale, et le vin non plus. Cela peut donner l’impression que les jeunes ne s’y intéressent plus mais en réalité, ils explorent plus de boissons et de goûts. Ils accordent moins d’importance aux noms, mais veulent savoir comment les choses se font. Ils consomment moins quantitativement, mais plus qualitativement. Les aspects de santé et d’écologie sont plus présents pour eux : l’appellation ne va pas particulièrement parler aux jeunes consommateurs, alors qu’un vin biologique sera un vrai marqueur. Ce n’est donc pas une question d’intérêt perdu ou manquant, plutôt de délivrer les bonnes infos, de la bonne façon.
Vous parlez d’envie de découvrir le monde du vin, mais la filière vin se sent souvent ciblée par des critiques hygiénistes la diabolisant. En France, c’est la loi Évin qui est particulièrement critiquée…
Il faut arrêter avec ça, car en creux, cela porte un discours très identitaire, et partiellement faux, faisant du vin une culture intouchable, au même titre que les arts et la musique. Certes le vin est un produit culturel, c’est évident, mais c’est aussi et avant tout un produit de consommation. Le fait qu’il contienne de l’alcool le place d’emblée à part : vous n’aurez pas de problème d’addiction à aller tous les jours au musée, vous n’aurez pas de souci de santé à écouter sans arrêt de la musique. En revanche, boire du vin, si on n’accompagne pas cette pratique d’une vraie réflexion, peut être dangereux.
Le vin contient de l’alcool, c’est une réalité, ça n’a rien de puritain de le relever, et d’essayer de trouver une voie entre culture, plaisir et modération. En France, on a parfois tendance à parler à confondre le fait de profiter de la vie avec l’outrance et la consommation déraisonnable. Ce n’est pas tant le produit le problème, c’est l’excès qui nuit. On a un débat du même acabit sur les sulfites : ils ont permis la révolution œnologique moderne. Certains vins peuvent s’en passer, mais pas tous. Ne diabolisons pas les sulfites, on peut réfléchir à diminuer la dose au niveau absolument nécessaire. Et si l’on peut s’en passer, tant mieux.
Vous posez également dans Cher Pinard que comme tout acte d’achat, la consommation de vin n’est pas neutre politiquement. Que voulez-vous dire ?
Quand on achète/consomme, par essence c’est politique. Ce que l’on va choisir de mettre dans son panier transmet un message. Si l’on consomme de préférence des produits bio, cela veut dire que l’on a une préoccupation écologique, et environnementale a minima. Si l’on prête attention aux vins produits par des femmes, on a une préoccupation féministe. À l’échelle individuelle, les petits actes ne résolvent pas entièrement un problème systémique, mais peuvent orienter le marché et la production : bio, de saison, sans pesticides et herbicides de synthèse, privilégiant le local, avec un angle éthique et inclusif… Chaque personne consommant du vin peut être un vecteur du changement.
Dans un contexte de déconsommation et de surproduction de certains types de vin, vous semblez trouver positive la fin d’une époque : « la révolution est en marche, et c’est réjouissant […] le monde du vin est en pleine mue et, tel un serpent, il lui faut juste se débarrasser de sa vilaine peau pour raviver ses couleurs et s’épanouir ».
Je crois que l’on peut voir les choses de manière très pessimiste : se dire que le vin est en perte de vitesse, que l’on en produit trop pour ce que l’on en vend et que les changements climatiques n’aident pas certaines régions qui n’ont pas assez de raisin et se demandent comment produire. Ou on peut voir les choses autrement et on peut se dire que l’on est arrivés à un point de rupture où il faut repenser notre production de manière écologique. C’est une chance d’une certaine façon.
Si on veut des vignobles encore présents et résilients dans 20 ou 50 ans, il faut adapter dès aujourd’hui les cépages, les manières de travailler, voire sonder d’autres régions pas assez explorées. Il faut aussi repenser le marché. Il y a une grande différence entre les vins rouges de garde mis en avant par la presse, que plus personne n’achète, et ce que je constate vendre en magasins et aux restaurants, avec une grande demande en vins blancs secs, rosés et effervescents. Bordeaux est assez archétypal d’un vin qui se vendait encore il y a 20 ou 30 ans. Tout passer en blanc n’est pas une alternative, mais on peut travailler sur ce que l’on offre comme vins : des rouges plus légers et plus souples, des rosés retravaillés, un retour au clairet. Beaucoup de domaines l’ont compris et je m’en réjouis.
Avant d’imaginer le vignoble de demain, on ressent aujourd’hui une grande détresse dans de nombreux bassins viticoles, notamment sur les entrées de gamme. Est-ce la fin d’un vin de masse ?
Je le pense. Le vin en tant que produit semi-industriel ou de manufacture est voué à l’échec. Cela va coûter de plus en plus cher de produire du vin à grande échelle, écologiquement et économiquement. C’est une aberration pour moi de vouloir maintenir le vin à une échelle de production industrielle et de se retrouver avec des vignobles sous perfusion de produits phyto, irrigués peut-être. Ce n’est ni viable, ni souhaitable. La solution d’avenir est une production plus modeste, avec moins de systématisation dans la conduite du vignoble et un attachement plus fort à l’empreinte locale. Le vin est un produit agricole à la base, qui bénéficie d’un vernis historique et culturel. Mais si l’on veut produire un vin vertueux, il va falloir revenir à la base, à une plus petite échelle, plus paysanne et respectueuse de la terre et des gens. Et faire notamment éclater les bulles spéculatives pour ramener l’humain au centre.
Pour s’adapter au monde actuel et à celui qui vient, quelles sont vos préconisations à la filière vin ? Innover avec la désalcoolisation, proposer des accords avec des mets vegans, accentuer la fraîcheur et la buvabilité des vins, proposer des cépages anciens, aller vers le sans intrant, sortir de l’orthodoxie du vin ?
Il y a un mouvement américain que je trouve très intéressant : « anything but vinifera », qui est porté par la communauté LGBTQIA+ et racisée, en somme des producteurs qui sont déjà à la marge du monde du vin. Pour eux, le règne de Vitis vinifera est questionnable, et on peut envisager d’autres espèces de vignes cultivées avec d’autres plantes, fruits, fleurs, légumes pourquoi pas. Cette démarche est intéressante, elle correspond à un désir des consommateurs de choses plus locales et responsables. On pourrait se dire demain que dans le Périgord, puisqu’on y cultive déjà des vignes, qu’on y récolte noix et prunes, qu’on pourrait produire des boissons mixtes, à base de ces éléments. En soi, sortir de la monoculture est un choix rationnel : une année où il n’y a pas de raisin, on peut compenser avec d’autres produits ou sous-produits. On a vu pas mal de vignerons se mettre à brasser pour avoir une production et quelque chose à vendre même quand il y a peu de raisins. D’une fermentation à l’autre, on reviendrait à l’essence premières des boissons alcoolisées, qui n’étaient pas codifiées comme maintenant avec une séparation stricte entre celles issues du raisin, de la pomme, du lait ou des céréales.