Fin connaisseur du vin, de ses acteurs et de la prise de hauteur, Martin Cubertafond, consultant en stratégie et maître de conférences à Sciences-Po, est un analyste précieux qui partage ses réflexions sur la déconsommation, la restructuration et l’innovation qui secouent toute la filière.
Par Alexandre Abellan Le 21 juillet 2024
Martin Cubertafond « pense qu’il faut voir les évolutions de marché comme des opportunités et pas des menaces. Il faut se transformer, ça peut être douloureux. » – crédit photo : Jean-François Robert
Quel diagnostic portez-vous sur la filière des vins français cet été alors que l’on parle de réduction du potentiel de production face à une déconsommation d’ampleur, s’aggravant notamment en grande distribution française ?
Martin Cubertafond : Si l’on prend de la hauteur et que l’on ne regarde pas seulement les derniers trimestres en grande distribution française mais que l’on regarde la tendance mondiale sur le long terme, il est évident qu’une partie du marché du vin est en train de disparaître. Depuis les années 2000, le marché du vin est divisé en deux : celui du vin de consommation quotidienne, avec un statut de boisson, d’aliment, avec un faible prix par bouteille, qui est en chute libre ; et celui qui correspond à une consommation occasionnelle, avec un statut de plaisir, avec des bouteilles mieux valorisées, qui est en croissance. La séparation entre ces deux marchés est encore plus nette depuis la crise de 2008-2009. Le marché de volume peu valorisé décroît régulièrement, de -3 % par an, là où il y a une croissance sur les produits plus valorisés, de l’ordre de 1 % par an. La déconsommation vue globalement est une mutation de la consommation vers des vins plus valorisés, ce qui amène à une baisse des volumes.
Ce serait donc un phénomène de premiumisation, le fameux « moins mais mieux ».
On est complètement là-dedans depuis 20 ans. Cela ne signifie pas que le marché des vins de volume est mort : il y a encore de la place sur ce segment. Mais elle est préemptée par des opérateurs produisant énormément de volumes. Il faut avoir une taille critique pour diminuer au maximum les coûts par bouteille, comme en témoigne le n°1 américain Gallo. On ne peut plus aujourd’hui être un opérateur rentable sur ce marché de volume sans avoir une taille critique. C’est sur ce segment que se trouve l’excédent structurel du marché, que l’on observe depuis 50 ans. Les courbes de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV) montrent le décalage entre consommation et production.
« L’arrachage est une maladie honteuse pour les vignerons, mais c’est un mal nécessaire »
Cette surproduction structurelle ne concerne évidemment pas les grands crus, mais les vins non différenciés. Il y a trop d’offre et plus assez de consommateurs, et le mode de consommation quotidien se meurt. Les exportations mondiales de vin diminuent depuis 2017, avec la dissipation du mirage de la Chine, dont la consommation est arrivée à son maximum en 2012 et a depuis été divisée par trois. En France, ce sont surtout les vins de Bordeaux qui étaient exposés au marché chinois, qui n’est pas resté le relais de croissance espéré. Le marché mondial a perdu 4 milliards de bouteilles commercialisées depuis 2017. Dont -1 milliard l’an dernier. Sur les 5 dernières années, selon IWSR, les 15 premiers marchés mondiaux sont en décroissance, à l’exception du Brésil. Il y a baisse de la consommation par adulte et une diminution de la croissance du nombre d’adultes consommateurs. C’est ce que l’on voit notamment aux États-Unis.
Jusqu’à présent, le marché américain était pourtant un îlot de croissance insolente…
C’était magique ! Il y avait chaque année plus de consommateurs et plus de consommation par tête. Cela s’est retourné il y a deux ans. Maintenant, tous les signaux sont au rouge. Les vignobles américains sont en surcapacité et arrachent. L’industrie US du vin se pose de nombreuses questions, comme le montrent les dernières études du Wine Market Council : comment intégrer les communautés afro-américaines, latinos ou asiatiques, qui sont aujourd’hui sous-consommatrices de vin ? Comment attirer les jeunes consommateurs, qui ont une plus forte tendance à la modération ? Le lien entre vin et santé, fondé sur le « French Paradox » n’est plus d’actualité pour eux. Certaines études montrent que les moins de 35 ans jugent le cannabis (dont la consommation est légale dans un grand nombre d’états) moins mauvais pour la santé que le vin. On entend parfois dire que « alcohol is the new tobacco », un produit qui pourrait être diabolisé et disparaitre de la consommation de masse. Attention, ce n’est pas anecdotique, ce n’est pas une lubie de hippie. Sur le marché américain on ne parle plus de part d’estomac, mais de part d’euphorie pour inclure le cannabis (en plus de la bière, des spiritueux et du vin).
Il ne faut pas être défensif, mais regarder les changements de consommation en face pour être offensifs. Les grands acteurs des spiritueux ciblent les parts de marché du vin en s’attaquant à ses moments de consommation. Grâce au digital, les jeunes générations sont plus à l’aise et se confirment comme des amateurs éclairés et plus impliqués. Pour y répondre, il faut ajouter de la transparence et ne pas se cacher derrière la « magie de traditions multigénérationnelles » : pour les jeunes générations, dire ce que l’on fait est une évidence. Les informations sur l’étiquette ne devraient même pas être un sujet. Mais la