LE PAR LES5DUVINDANS ACTUALITÉ, OPINION, PATRIMOINE
Chassé de ses territoires imaginaires, le vin n’a pas d’avenir.
Tout projet sociétal1, qui est par nature largement inconscient, se tisse de séquences rationnelles et émotionnelles, concrétisées par des récits qui forment un imaginaire favorable ou défavorable. Et pour une société, l’actualité le démontre chaque jour, rien n’est plus réel que l’imaginaire.
À parcourir la longue histoire du vin, ce monument qui a traversé plusieurs cultures, plusieurs religions, plusieurs géographies, dont l’intégralité du pourtour méditerranéen, il a été repoussé des territoires imaginaires sur lesquels il régnait. Ces territoires eux-mêmes n’ont pas disparu ; ils sont occupés par d’autres.
Territoire du sacré
Il est bien loin de nous maintenant, le territoire sacré du vin, lié à l’inconnu de la fermentation2 et au mystère du cycle annuel de renaissance de la vigne : territoire sacré de Dionysos, d’Osiris, de Liber Pater, du Kiddouch, du sang du Christ et de l’Eucharistie.
Bien loin aussi, un attribut de cette sacralité, sa puissance magique, son voisinage avec les territoires du risque. Le sacré n’est pas sans danger : or, cette dangereuse puissance, tragiquement chantée par exemple par Les Bacchantesd’Euripide, est aujourd’hui accordée aux médicaments légaux et aux drogues illégales. On n’est pas surpris d’avoir entendu le poète Henri Michaux, grand prêtre de la mescaline, dire « Je suis plutôt du type buveur d’eau. De loin en loin du vin, et peu ».
Bien sûr, çà et là, le sacré pointe encore le bout de son nez. Comment ne pas voir de réenracinement spirituel dans la biodynamie, dans la célébration de la minéralité du vin, dans le renouveau actuel des magies de l’alambic3 – de ses plantes et herbes – et des philtres de la mixologie, ou dans le flirt hebdomadaire avec les puissances des ténèbres du binge drinking ?

Territoire de la santé
Étouffées aussi, et un peu liées à la sacralité du vin, l’énergie et la santé que le vin était, selon l’éloquence de la réclame, censé apporter. Le vin n’est plus un aliment. Il n’apporte pas plus le délassement et le repos4 : c’est aujourd’hui l’affaire des imidazopyridines et des benzodiazépines.
Foin du vin vital, salubre et salutaire, de la ration du travailleur de force5, du vin à la cantine qui ne deviendra interdit dans les cantines scolaires qu’en 1956 (et seulement pour les moins de quatorze ans à cette date). Aux oubliettes, les centaines de vins toniques, remontants remplacés par le Coca (copie du vin tonique Mariani6), les antiasthéniques, les boissons énergisantes à la caféine, aux vitamines, au guarana, et au sucre. Haro sur les vins moelleux, liquoreux et VDN7, place aux sodas8 sucrés !9

Place, on le sait, après les attaques fallacieuses contre des cépages qui rendraient fous (en 1934), aux lois (Évin, 1991) et aux opérations annuelles comme le Dry January. Quel changement pour le vin qui joua le rôle d’un rempart à la consommation d’alcool ! En 1901, une affiche de la Ligue vinicole de France affirmait : « Voulez-vous empêcher que l’on aille à l’alcool ? Mettez le vin, le vin naturel et sain, sur le chemin des populations que l’alcool dévore ».

Territoire de la terre et du temps
Voici que s’éloigne aussi le sol de la patrie vineuse, je veux dire le terroir dont la vigne est la plus noble messagère. Après le truchement de la greffe, l’abandon des semis de pépins de raisin, l’oubli des cépages autochtones, la destruction de la vie des sols, on se rapproche encore d’un artisanat hors sol, comme celui de la bière et des spiritueux « exotiques » (Mojito, Piña Colada, Ti’Punch). Plus besoin de vignerons : les industries agro-pharma-alimentaires sont aptes à fabriquer des steaks végétaux et tout type de boisson dont des vins sans alcool.
S’y ajoute le désintérêt commun pour la vie agricole – celle célébrée dès le 1ersiècle avant notre ère par le livre II des Géorgiques10 de Virgile – et l’incompréhension des particularités géo-historiques des différents vignobles, pourtant si utiles pour identifier et comprendre nos si nombreuses appellations. Nos vignobles manquent de lisibilité quant à leurs différences, leur personnalité propre, leur ADN11. Curieusement, ce sont les petits vignobles oubliés qui sont les plus combattifs pour se raconter : Dijon, la région parisienne12, la Bretagne, du Doubs et la Haute Saône.

En quittant le territoire de la terre, le vin quitte aussi celui du temps. La méconnaissance des rythmes circannuels13 attachés à la ruralité et à la vigne est aujourd’hui quasiment totale. Bachelard écrivait14 : la vigne « travaille tout le long de l’année en suivant la marche du soleil à travers tous les signes zodiacaux. Le vin n’oublie jamais, au plus profond des caves, de recommencer cette marche du soleil dans les « maisons » du ciel. C’est en marquant ainsi les saisons qu’il trouve le plus étonnant des arts : l’art de vieillir ». Or, entre vins nouveaux, primeurs, jeunes, on ne boit plus guère de temps aujourd’hui. Garde, millésimes et apogée sont des termes en perte de vitesse, et le vin facile à boire15 s’est imposé, comme les boissons immobiles qui ne se bonifient pas en vieillissant.
À SUIVRE
Territoire du sociétal, territoire technique, territoire culturel et artistique, impératif œnoculturel : à lire icihttps://les5duvin.wordpress.com/2024/11/07/le-vin-un-imaginaire-defavorable-2-2/
André Deyrieux
- Sociétal : « Qui se rapporte aux divers aspects de la vie sociale des individus, en ce qu’ils constituent une société organisée » dit le Larousse. ↩︎
- Jusqu’à Louis Pasteur (1822-1895). ↩︎
- Voir par exemple les créations de la prolifique maison Ferroni : https://www.ferroni.shop/ ↩︎
- Libérateur, médecin, guérisseur… les surnoms de Dionysos sont à cet égard parlants
https://les5duvin.wordpress.com/2023/03/06/les-surnoms-de-dionysos/ ↩︎ - Créée en 1940, elle accordait par exemple douze litres de vin par mois aux travailleurs de force de 2e catégorie. ↩︎
- Voir Quand l’écrivain vendait du vinhttps://les5duvin.wordpress.com/2024/03/14/quand-lecrivain-vendait-du-vin/ ↩︎
- Vins Doux Naturels. ↩︎
- BRSA, boissons rafraîchissantes sans alcool. ↩︎
- On peut noter aussi un hybride, le vin au cannabis : https://burdiw.com↩︎
- Écrites entre 37 et 30 av. J.-C. ↩︎
- Voir Œnotourisme culturel et développement des territoires – https://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=2427 ↩︎
- Voir Promenades dans le Paris de la vigne et du vin : https://athenaeum.com/fr/essais-portraits/6042-promenades-dans-le-paris-de-la-vigne-et-du-vin-edition-en-francais-de-andre-deyrieux-9791095856245.html ↩︎
- Voir Le Calendrier perpétuel de la vigne et du vin : https://athenaeum.com/fr/le-vin-de-a-a-z-/2704-le-calendrier-perpetuel-de-la-vigne-et-du-vin-edition-en-francais-de-andre-deyrieux-editions-ellipses-9782340043473.html ↩︎
- En 1948, dans La Terre et les rêveries du repos. Oui, le vin est aussi philosophie. ↩︎
- Sans que, heureusement, n’ait été officiellement créée la catégorie des vins difficiles à boire. ↩︎