LE  PAR LES5DUVINDANS ACTUALITÉOPINIONPATRIMOINE

Nous donnons ici la suite de la première page parue ici : https://les5duvin.wordpress.com/2024/10/31/le-vin-un-imaginaire-defavorable-1-2/

Territoire du sociétal

Le vin a longtemps joui d’une versatilité sociale extraordinaire. Vin des rois et des princes, des évêques et des monastères, vin des bourgeoisies, vin du peuple, cru de la cave ou vin de la table, grandissimes bouteilles comme disait le négociant Nicolas ou petit bleu, il faisait l’unanimité sous toutes ses facettes. Le vin était constitué en formidable secteur économique de l’agriculture, régnant sur un territoire de communion (le foulage, les vendanges), de convivialité (les repas), de culture (les confréries).  

Certains datent de l’année 1975, et d’un sketch de Coluche1, un coup de boutoir décisif dans le sens d’une ringardisation du vin. Cette année-là, la consommation de vin par habitant était de 100 litres par an ; elle est aujourd’hui inférieure à 47 litres. Le grand continent du vin a parallèlement éclaté en îlots et chapelles – vins nature, grands crus, vins style « Vieille Ferme », collectionneurs, élites internationales – aux codes et clientèles spécifiques ; un morcellement complètement dans l’air du temps. Heureusement le convivial reste : les domaines et appellations viticoles qui parient aujourd’hui sur les soirées musicales et les fêtes sont satisfaits des audiences qu’ils obtiennent ; le vin reste ici ou là un accessoire (aux deux sens du terme) obligé de la célébration (champagne), du soleil (rosé), ou de l’appartenance à un cercle (cépage modeste, sans soufre, cru bordelais, vegan).

Territoire technique

Depuis quarante ans, un territoire du vin s’est visiblement constitué en un périmètre de langages scientifiques et techniques évolués (œnologie, sommellerie, dégustation, accords mets et vins), nécessitant comme toute discipline sérieuse apprentissage et formation. Leur maîtrise est source de fierté pour un consommateur amateur ; toutefois, leur existence impose l’idée qu’un certain niveau d’expertise est requis pour une réelle appréciation du vin. On est sur de petits fruits rouges, les vins font ou non leur malo, on prône le zéro dosage, on marie un meursault avec une lotte dieppoise, on invoque la minéralité. La dégustation géo-sensorielle essaye aujourd’hui de réenchanter le domaine en dénonçant l’omniprésence du nez et en invoquant les confréries de gourmets-dégustateurs de l’Ancien Régime.

Être une boisson comme une autre, c’est aujourd’hui largement le sort du vin : il en perd sa définition (on a aujourd’hui des vins sans alcool, mais aussi des assemblages bière-vin2 ou des vins au cannabis3), son habit (bib, canette) et sa substance (il est un ingrédient de la mixologie, comme avec le spritz ou le rosé piscine) ; par ses contempteurs, il est assimilé à n’importe quel alcool. Je lisais récemment dans un article sur les aliments nouveaux (en France) cette phrase : « Pain, yaourt, bière, choucroute, yaourt, kéfir : la fermentation n’a pourtant rien de nouveau ». Nous avons bien lu, le vin ne vient même plus à l’esprit quand il s’agit d’exemple de boisson ou d’aliment fermenté.

Territoire culturel et artistique

À parcourir les expositions de peinture, de photographies, on constate que le vin n’est plus un sujet, même si on a parfois de bonnes surprises, comme avec certaines œuvres de l’artiste (française) Francine Van Hove, en illustration ci-dessous.

La culture historique et patrimoniale du vin s’est – sauf exceptions aux didactismes ingénieusement ludiques ou laborieusement immersifs présentes dans les musées et cités du vin – évaporée. Le storytelling œnoculturel est peu répandu. Il a fallu se battre en France pour que le vin fasse partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé4. Il est présent – si je puis dire du bout des lèvres – dans Le repas gastronomique des Français inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le mot de vin lui-même, et nous sommes là au niveau d’une organisation internationale, disparaît ; la chaire Unesco Culture et Traditions du vin a dû changer cette année son nom (utilisé depuis sa création en 2007) pour celui de Culture et Traditions vitivinicoles.

Alors que le sport du siècle vise à battre des records en effacement des patrimoines, le colossal domaine culturel et patrimonial5 du vin n’est pas épargné. Pourtant, méconnus (là aussi sauf exception) de la filière viti-vinicole, il ne se passe pas d’année sans colloque, exposition, découverte archéologique, richesses significatives pour le monde du vin.

Des œuvres de l’artiste chinois Ai Weiwei jouent de manière étonnante sur cette disparition patrimoniale. Il s’agit d’une série utilisant d’authentiques urnes de la dynastie Han6. Ces jarres, doublement millénaires et datées du début de notre ère7 étaient utilisées pour la conservation de denrées alimentaires comme le vin. Marquées par l’artiste du logo Coca-Cola à l’acrylique, elles sont instantanément vidées de leur substance culturelle. Inutile de rappeler qu’en France la bouteille de Coca-Cola de 1,75 l est la 3eboisson la plus achetée en 2023 en France8.

L’impératif œnoculturel

Voilà. À la suite de ces petites observations toutes personnelles, non insusceptibles d’exagération et encore moins de critiques, que faire ? Peut-être réfléchir à nouveau, s’interroger sur les manières dont le vin peut se réapproprier dans la mesure du possible ses territoires millénaires ou séculaires : le sacré, la santé, la terre, le sociétal. Réenchanter d’un ton nouveau le territoire technique : le « retour à … » (aux dolia, aux cépages autochtones et à la déité végétale qu’est le végétal vigne, aux conditions de la viticulture avant 18559, etc.) témoigne de ténacités patrimoniales. Enfin, dynamiser les champs de nouveautés et d’exploration que sont les patrimoines artistiques, culturels, historiques du vin et de la vigne.

Sauver le vin ? Le vin seul n’y suffira pas. Il y faut une injonction massive de storytelling œnoculturel. Sur chacun de ses territoires imaginaires perdus. Et aussi sur le terrain, dans les vignobles, en se préoccupant de faire du vin le porte-parole du territoire. L’œnotourisme – un tourisme culturel qui se déguste – aurait dû être à la pointe de ce combat.

Je redirai volontiers les vers si souvent répétés (et un peu plus par les temps qui courent) de La Quête de Joie (1933) du poète Patrice de La Tour du Pin : « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid… » C’est vrai aussi du vin.

André Deyrieux

  1. Gérard : « Le pinard, ça devrait être obligatoire ». ↩︎
  2. Voir par exemple : https://buvance.com/products/popihn-sauvages-deviation-2022-1#:~:text=Assemblage%20d’une%20bi%C3%A8re%20de,la%20bi%C3%A8re%20pendant%206%20mois. ↩︎
  3. Rappelons pour sourire que même le Code de Droit Canonique dispose (Canon n° 924) : §3. Vinum debet esse naturale de genimine vitis et non corruptum. §3. Le vin doit être du vin naturel de raisins et non corrompu. ↩︎
  4. Encore embarqua-t-il avec lui les cidres et poirés, les boissons spiritueuses et les bières issus des traditions locales↩︎
  5. Des paysages aux vitraux, du petit patrimone rural aux architectures des caves coopératives, des conduites traditionnelles de la vigne à la littérature populaire, etc. ↩︎
  6. Ai Weiwei a réalisé ces œuvres sur trois décennies à partir des années 1990. ↩︎
  7. Entre 206 av. J.-C. et 220. ↩︎
  8. Classement Nielsen IQ 2024 – la bouteille d’un litre de Ricard est en deuxième position ; le pack d’eau Cristaline de six bouteilles d’1,5 l est en première place. ↩︎
  9. https://liber-pater.com ↩︎

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