AUTRES

LA CAVE DE MASSANDRA : QU’EST DE DEVENU CE JOYAU VITICOLE DEPUIS L’ANNEXION DE LA CRIMÉE PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE


En 2014, la Crimée a été annexée (ou réintégrée selon les points de vue) à la Fédération de Russie. Cela s’est produit au lendemain de la « révolution » ukrainienne de 2014 contre le président Ianoukovitch, qui recherchait des liens plus étroits avec la Russie. Un référendum ultérieur controversé eut lieu en Crimée mais une écrasante majorité s’affirma pour rejoindre la Fédération de Russie.  En effet, la Crimée compte une importante population de Russes de souche, russophones, qui pensent que leur patrie est la Russie et peut-être sincèrement que la vie était meilleure du temps de l’URSS.

ion.comSource: terroirsdumooneeducation.com

Indubitablement, la cave de Massandra est au vin ce que fut au livre la grande bibliothèque d’Alexandrie. On pourrait dire de la première ce que l’écrivain argentin, Jorge Luis Borges a écrit au sujet de la seconde, qu’elle « ne peut qu’être l’œuvre d’un dieu », « une forme nécessaire de l’espace absolu » dont « le corolaire immédiat est l’éternité ».

Le domaine de Massandra remonte à l’époque tsariste et fut créé aux alentours de 1830 sur la côte sud-est de la Crimée sur une superficie de 18 hectares par le comte Michael Vorontsov.  En 1889, les légataires du comte vendirent Massandra à « l’Imperial Land Department » qui gérait tous les domaines de Tsars de Russie.

La cave est le joyau du domaine de Massandra, deux longs bâtiments à l’ombre des montagnes Ai-Petri, ont été construit par le prince Golitsyne, la figure la plus importante de l’histoire du vin russe. C’est sans doute le chef-d’œuvre de Lev Golitsyne, la cave de Massandra fut construite entre 1894 et 1897 sous sa supervision. Elle comprend trois étages de sept galléries de cent cinquante mètres chacune, qui s’enfoncent dans le flanc de la montagne. Au bout de chaque galerie, il y a une cheminée d’aération remontant à la verticale quasiment jusqu’au sommet de la montagne. Par un mécanisme, on peut régler leur ouverture ce qui permet de maintenir une température constante de treize à quatorze dégrés toute l’année. Ces galeries débouchent toutes sur une autre, immense ; celle-ci, à chacun des trois niveaux, et elle est parcourue par des passerelles qui courent sur toute la longueur. C’est là que l’on entrepose les millésimes de chaque vendange.  L’ensemble forme un énorme T souterrain.

Enfin, au niveau le plus bas, parallèle à cette gigantesque galerie, qui est en quelque sorte, la nef d’une cathédrale, il y a une autre galerie, de la hauteur de deux hommes. Là sont conservés les trésors, des bouteilles du millésime 1917, l’année de la révolution et de l’assassinat de Nicholas II, et les Jerez de 1775. Le lot en comptait six mais en 2001, le 17 octobre, l’une fut mise en vente aux enchères par Sotheby’s à Londres. Elle trouva acquéreur pour quarante-trois mille cinq cents dollars : c’était une dame asiatique qui était prête à enchérir jusqu’à cent mille dollars.  La demande suivante pour une bouteille atteint un prix de 1 million d’euros. Une augmentation non négligeable et qui, sans surprise fut déclinée par le potentiel acquéreur. Sacrilège ultime, si elles ont survécu à la révolution russe et à deux guerres mondiales, une deuxième bouteille fut sacrifiée sur l’autel de deux comparses en goguette, Silvio Berlusconi et Vladimir Poutine en 2015. Berlusconi demanda lors de sa visite à en boire une, et la nouvelle directrice pro-russe de Masssandra, Yanina Pavlenko s’exécuta.  Elle fut accusée d’avoir retiré une bouteille, d’une valeur allant jusqu’à 90 000 dollars de la collection. L’histoire ne dit pas si c’était encore buvable, mais l’Ukraine en fût outrée. Le Trésor Public parla d’un vol ignoble et a   interdit à Berlusconi de visiter l’Ukraine pendant 3 ans.  Pour l’administration ukrainienne, le vin était l’héritage de tout le peuple ukrainien. Le parquet ukrainien a ouvert une enquête judiciaire pour « appropriation du patrimoine et du patrimoine national » et a déclaré qu’il ne s’agissait de rien de moins que d’un détournement de fonds. Yanina a été condamnée par contumace à 12 ans de prison, mais certains avocats affirment qu’il s’agissait de la peine de mort.

Cave « Massandra ». Source: non identifiée

Sur cet établissement viticole, il flotte aujourd’hui encore un zeste d’atmosphère soviétique, comme si l’histoire n’avait osé franchir le grand portail.  La cave de Massandra est une aberration historique, et aussi une miraculée, car elle a survécu à toutes les péripéties, à toutes les turpitudes, à toutes les folies de l’histoire tourbillonnante de la Russie. Les grands chamboulements qui s’y sont produits sur un peu plus d’un siècle – la fin de l’Empire tsariste, la révolution bolchevique, la collectivisation à marche forcée, l’occupation nazie, les déportations massives avant et après la Seconde Guerre mondiale, la déstalinisation, la perestroïka, le retour brutal du capitalisme l’ont épargnée.   

Tour à tour, l’Armée blanche, puis l’Armée rouge l’ont occupée et respectée. Elle n’a été victime d’aucun acte de vandalisme de leur part. En 1920, l’Armée blanche en déroute sous les ordres de Piotr Wrangel se replie en Crimée et prend possession de la cave. Le 7 novembre 1921, l’Armée rouge finit par franchir en force le détroit de Perekop, découvre l’existence de cette cave et en prend possession. 

Vingt ans après, à un jour près, le 8 novembre 1941, l’armée allemande commandée par le général Erich von Manstein au terme d’une bataille les plus sanglantes de la Seconde Guerre mondiale, enfonce les lignes de défense soviétiques qui barraient l’isthme de Perekop. Quand elle investit la cave, elle ne trouve que des locaux vides. Alors que l’URSS est acculée par le rouleau compresseur nazi sur tous les fronts, Staline s’était curieusement soucié d’un détail, bien dérisoire au vu des circonstances : sauvegarder à tout prix le trésor de Massandra. Il avait dépêché trois navires à Yalta pour embarquer à la hâte la collection dans sa totalité tandis que le canon tonnait au loin. Elle fut cachée dans trois lieux sûrs, loin derrière le front, à l’abri de l’ennemi.

Quant aux cuvées récentes qui étaient encore en fûts donc intransportables, Staline les fit déverser en pleine mer jusqu’à la dernière goutte.  Quand les Allemands arrivèrent à Yalta, ils n’en crurent pas leurs yeux. La mer Noire était rouge, rouge de vin. À la fin de la guerre, à peine les Allemands eurent-ils été boutés hors de Crimée que Staline fit rapatrier le fameux trésor. Pas une bouteille ne manquait à l’appel. Le zèle qu’il mit à protéger la collection s’explique par le fait qu’il en était en quelque le père putatif. La grande passion de Staline était le vin qu’il tenait de ses origines géorgiennes, le berceau de la culture de la vigne et du vin.

Source: terroirsdumondeeducation.com

Nationalisée pour la première fois après 1917, la cave a toujours eu un certain degré de protection de l’État. Il y eut toujours des hommes d’affaires qui se présentèrent pour acheter la cave, mais jusqu’à prise de contrôle de la Crimée par la Fédération de Russie, aucun dirigeant politique n’était prêt à accepter de telles propositions. En 2009, pour s’assurer que la cave reste intacte, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko officialisa le statut national de Massandra et la pleine propriété de l’État.

Aujourd’hui, les vignobles de la cave de Massandra s’étendent sur 180 km le long des côtes sud et est, couvrant 4 000 ha. Les cépages sont variés : cabernet sauvignon, merlot, bastardo, saperavi, kagor et autres pour les rouges, et kokur, aligoté, chardonnay, rkatseteli, verdelho et sercial pour les blancs. « Avant les sanctions, la cave vendait 55 % de la production aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Pologne, en Europe et en Russie ». Ce sont les vins fortifiés, dans les styles Porto, Madère, Jerez et tout particulièrement les muscats   qui constituent le trésor viticole de cette cave.

Selon des sources russes[1], la cave de Massandra a été mise aux enchères par la fédération de Crimée pour un prix de   5,3 milliards de roubles = 58,3 millions d’Euros. Cela semble peu pour 4 000 hectares de vignes et un cave inestimable d’un million de bouteilles dont les prix de vente sont d’un minimum de 100 Euros pour les jeunes millésimes et de 300 Euros pour les anciens millésimes[2]

La mise aux enchères de Massandra n’est pas la première privatisation d’un domaine viticole de la Fédération de Crimée sous contrôle russe. D’après la société d’investissement (Inventure )[3], Southern Project LLC a acheté 100 % des actions de la cave de Crimée,  Novy Svet,  pour 25 millions de dollars. La nouvelle société actionnaire est associée à Yuri Kovalchuk, un ami proche du président russe Vladimir Poutine. Le prix de départ avait été fixé à 24 millions de dollars. Les ventes aux enchères ont eu lieu   fin 2017 au Ministère de la propriété et des relations foncières de la Crimée. Voom-Vokh Invest LLC et Southern Project LLC ont participé à l’offre, ce dernier ayant remporté l’enchère.

L’histoire de l’usine de vins de champagne Novy Svet (Nouveau Monde) remonte à 1878. Le fondateur de l’usine était le prince Lev Golitsyne, le fondateur de la vinification de Crimée et de Russie.

Cette vente peut être considérée comme la plus importante de toutes les ventes de biens de l’État ukrainien dans la Crimée sous contrôle de la Fédération de Russie. Le prix semble bien bas compte tenu des immenses vignobles du domaine, de l’usine de production et de la réputation du producteur qui produit l’essentiel des vins mousseux de Crimée.

Le sort de l’illustre cave ce Massandra semble donc désormais scellé.

Jerez 1775. Source: non identifiée

[1] (https://versia-ru

[2] winesearcher.com

[3] https://inventure.com.ua/en/news/ukraine/sparkling-winery-novy-svet-is-sold-for-usd-25.6mln-in-crimea)