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LE PINARD : ENFIN LE MYSTÈRE DE SON ORIGINE DÉVOILÉ

Par Claude Gilois et Ricardo Uztarroz (1)

          On se perd en conjectures sur l’origine du mot pinard. D’aucuns la font remonter au XVIème siècle en Bourgogne. Dans le patois local d’alors, pinard désignait un cépage autochtone dit pineau, puis pinot, appellation qui découlerait du mot latin pinea désignant la pomme de pin. Ce cépage aurait été ainsi désigné parce que sa grappe a une forme qui rappelle celle de la susdite pomme. D’autres remontent à l’Antiquité, au mot grec pino qui veut dire boire. Certains soutiennent que son père putatif serait un Jean Pinard, vigneron bourguignon de son état ayant vécu au XVIIème qui aurait commis un « discours joyeux façon sermon », dans une église, faisant l’éloge de cette divine boisson.

         La seule certitude qu’on a c’est que le mot pinard comme synonyme de vinasse, de picrate, de rouquin et autres dénominations bien estampillées par les patentés adeptes de la lichetrogne, s’est imposé dans le français actuel dans les tranchées de la Guerre de 14-18. Et son adoubement, il le doit à une chanson très populaire datant de 1916 qu’il arrive qu’on entonne encore aujourd’hui lors d’une soirée festive bien arrosée. Ses deux auteurs, Louis Bousquet et Georges Piquet, étaient eux-mêmes des Poilus, ainsi surnommés parce que dans la bouillasse des tranchées où l’hygiène n’était pas le premier des soucis, ils ne se rasaient pas, ne se coupaient pas les cheveux. Sous leurs casques, vêtus de manteaux de grosse laine, on ne voyait d’eux que leurs yeux et leur nez. Leur silhouette suggérait une étrange bestiole proche de l’ours.

           Sans ambages, dans une langue qui ne s’embarrassait pas de préciosités lexicales, ladite chanson, intitulée Pinard, vantait les vertus de celui-ci : « Le pinard, c’est de la vinasse/ ça réchauffe là ousque ça passe/vas-y bidasse, remplit mon quart/ vive le pinard, vive le pinard… »

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             Quelle est donc l’étrange raison qui a porté au pinacle du bonheur des trouffions le pinard ? Jusqu’en 1914, l’eau était la seule boisson autorisée dans les casernes. Mais dans les tranchées, l’eau potable était denrée rare. Il lui fallait un substitut. Or, aubaine, la France déjà en ce début de siècle était confrontée à une surproduction de jus de la treille (3). Donc la solution qui s’imposait pour éponger ce surplus et pallier par la même occasion la pénurie d’eau : donner au trouffion sa ration de vin.

              A l’époque, celui-ci est considéré comme un aliment réparateur, comme une boisson hygiénique et tonique. Il fallait aussi compenser les carences en calories de la diète alimentaire de la soldatesque. Celle-ci se résumait à deux repas par jour, de 700 g de pain, 300 g de viande (pas toujours), 100 g de légumes secs, soit un apport de 2 400 calories. Or, un homme jeune a besoin quotidiennement d’au moins de 3 500 de ces dernières s’il veut échapper à l’anémie. Le vin en apportera le complément. En 14, la ration sera d’un quart par jour qu’on portera en 16 à un demi-litre et en 17 à 75 cl. En tout, sur les quatre ans de guerre, plus de 15 millions d’hectolitres seront glougloutés avant de partir à l’assaut des lignes allemandes. Le vin a aussi une autre vertu qu’alimentaire : il donne du courage, il rend joyeux, et aide à supporter l’éloignement des siens et une existence de cloportes.

              Mais ce n’est pas n’importe quel vin qu’on donne aux Poilus. C’est un petit rouge de 9°, un assemblage de piquette du Mâconnais et Beaujolais avec du gros rouge du Roussillon et d’Afrique du nord auquel on ajoute une petite dose homéopathique de mercure. Du mercure (2) ??? N’est-ce pas un redoutable poison ? Jusqu’à la découverte de la pénicilline, ce métal liquide a été pendant cinq siècle l’unique médecine contre la syphilis.

              Ce serait un obstétricien, père de la puériculture, farouche partisan de l’allaitement au sein (sa devise est : « le lait de la mère appartient à l’enfant »), consultant alors de l’état-major, dénommé Adolphe Pinard (1844-1934), qui aura l’idée d’ajouter à titre préventif un soupçon de mercure dans la vinasse qu’on distribue dans les tranchées. Cet apport en altère sérieusement la saveur qui ne devait pas être au demeurant bien fameuse. Sans doute mis au parfum que c’était un docteur Pinard qui leur avait concocté ce breuvage certes infect mais malgré tout bienvenu, ils le baptisèrent « Saint Pinard » ou « Père Pinard ».

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               Rendons à Adolphe Pinard ce qui lui revient. Le fait qu’il ait fait don, à son insu, de son patronyme à la langue française pour nommer un mauvais vin (dont le lexique français à ce sujet était déjà singulièrement riche) est l’explication la plus logique sur l’origine du mot pinard. On voit mal le trouffion au fond de sa tranchée faire des recherches sur le patois bourguignon, se pencher sur un dictionnaire latin ou grec, retrouver les traces d’un certain Jean Pinard…

              Ce n’est pas ce Jean mais très certainement cet Adolphe, dont un boulevard porte le nom à Paris, une maternité à Nancy, une rue dans sa ville natale Mery-sur-Seine et à Troyes. Membre de l’Académie de médecine, professeur de gynécologie, humaniste, député radical-socialiste de 1919 à 1928, il a été un des grands mandarins de la Santé publique en France jusqu’à son décès à l’âge de 90 ans.

              L’année suivante de sa mort, l’Académie Française fera entrer dans son dictionnaire le mot pinard dans son acception actuelle, mot qui était tombé un peu en désuétude mais dont l’emploi connaît un regain…

              Enfin, par simple gourmandise, rappelons tous les synonymes de pinard qui attestent de la richesse du français en la matière. Il est vrai que pour le reste de la planète, la France est la patrie du vin. Voici donc ses synonymes : bleu, bluchet, brutal, gingin, ginglard, ginglet, jaja, pichtegone, picrate, picton, pive, pif, pivois, rouquin, piquette, vinasse, gros rouge qui tâche (3).

             Les deux auteurs de ces lignes pour se récompenser de leur dur labeur de traqueur de vérité vont aller s’en jeter un derrière la cravate car ils ont une bonne descente… et pas qu’en pinard.

             Le vocabulaire français rapport à la picole, ce n’est pas du pinard, c’est du nectar.

  1. Deux Poilus de la plume
  2. Histoire du traitement de la syphilis par le mercure : cinq siècles d’incertitude et de toxicité (persee.fr/doc/pharm)
  3. Dans le Bordelais, le mot pimard dérivé de pommard était synonyme de petit vin.

PS : la recherche étymologique relative à l’argot et à la langue populaire est une science très aléatoire, reposant plus sur la déduction logique (sic) que sur le factuel irréfutable (re-sic). Cela n’interdit pas aux deux auteurs d’être convaincus qu’ils ont percé un mystère, sauf si on leur prouve le contraire. Le débat est donc ouvert…