Les sols français sont-ils « morts » ?

Régulièrement agitée dans le débat public, l’idée qu’il existerait en France des « sols morts », rendus « stériles » par l’urbanisation ou l’agriculture intensive, ne correspond à aucune réalité.

Par Géraldine WoessnerPublié le 03/09/2024 à 07h00, mis à jour le 03/09/2024 à 17h38

« En France, il n’existe pas de sols morts. Au contraire, ils hébergent des milliards de micro-organismes ! » Établi il y a 15 ans déjà par les experts du Groupement d’intérêt scientifique sur les sols (Gis Sol), au terme d’un travail colossal de relevés sur l’ensemble du territoire métropolitain, le diagnostic dressé par l’agronome Dominique Arrouays, à l’époque directeur de l’unité Infosol de l’Inra, n’a jamais réussi à s’imposer dans le débat public…

La réalité, comme souvent, est infiniment plus nuancée, et même aux antipodes des représentations que s’en fait l’opinion publique. « Beaucoup de gens s’improvisent experts sur les sols, sans outils de mesure et sans formation pour interpréter les données », soupire Lionel Ranjard, directeur de recherche au laboratoire d’agroécologie de l’Inrae à Dijon, qui a coordonné le plus grand inventaire de la biodiversité des sols à l’échelle nationale jamais réalisé.

Mais il le reconnaît : le sujet est complexe, et les données parfois manquantes ne permettent pas de répondre de façon directe à cette question simple (en apparence) : les sols français sont-ils en bon état ? « On ouvre une boîte de pandore. Est-ce que la situation est désespérée ? Pas du tout. Est-ce que tout va bien ? Ce n’est pas vrai non plus ! Existe-t-il des solutions simples pour restaurer la fertilité des sols ? Cela dépend… » Une certitude toutefois : en même temps que nos connaissances, l’idée que le sol n’est pas qu’un simple support de cultures qu’il suffirait de travailler en profondeur pour booster les rendements, mais un organisme vivant riche de milliards de micro-organismes indispensables à nos écosystèmes, s’est peu à peu imposé à toute la profession agricole… Qui apprend, aujourd’hui, à lui prodiguer ses soins.

Qu’est-ce un sol « en bon état » ?

On définit la qualité d’un sol à sa capacité à rendre un certain nombre de services essentiels à la vie sur terre. Il fournit nos aliments, de nombreux minéraux, filtre et purifie l’eau, séquestre du carbone, permet de réguler les crues… Trois composantes permettent de caractériser son état : physique, chimique, et enfin biologique. La première concerne la nature du sol (est-il sableux, argileux, limoneux ?) ainsi que sa structure, notamment sa porosité : un sol tassé aura du mal, par exemple, à absorber l’eau.

L’état chimique d’un sol fait référence à la présence de nutriments utiles à la croissance des plantes (azote, phosphore, potassium, pH, taux de carbone, etc.). La qualité biologique d’un sol, enfin, se mesure à l’abondance et à la diversité des organismes vivants qu’il héberge (vers de terre, bactéries, champignons…). Un sol « mort » ou « stérile », par définition, est un sol dans lequel n’existe aucune vie : on n’en recense aucun en France.

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Pionnière dans l’étude et dans l’analyse de cette ressource cruciale pour son agriculture, la France s’est depuis longtemps dotée d’un solide dispositif pour évaluer l’état de ses sols. Le plus ancien, et le plus complet, concerne leur qualité physique et chimique. Chaque année en France, quelque 250 000 analyses de terre sont réalisées, le plus souvent par les agriculteurs, et leurs résultats intégrés à la base de données d’analyses de terre (BDAT), qui regroupe aujourd’hui plus de 26 millions de résultats.

En parallèle, un réseau de mesure de la qualité des sols (RMQS) a été mis en place à la fin des années 1990. Il consiste à analyser, tous les 15 ans, des échantillons prélevés sur 2 240 sites répartis sur tout le territoire français, selon une maille régulière de 16 kilomètres. Qualité chimique et physique des sols… Mais aussi biologique : des analyses d’ADN permettent de mesurer l’abondance et la diversité des bactéries et des champignons présents dans les sols.

Cartographie des sols de France : une première mondiale

La première vague de mesures a eu lieu entre 2002 et 2009, et a permis une photographie exacte de la biodiversité des sols de France – une première mondiale : aucun autre pays au monde ne dispose de données aussi complètes. La deuxième vague de mesures, entamée en 2016, ne s’achèvera qu’en 2027. Ses résultats permettront de suivre l’évolution de la qualité des sols français… Qu’on ne connaît pas encore ! En clair : « Ceux qui disent aujourd’hui que la biodiversité des sols se dégrade n’en savent rien : nous n’avons pas de données », sourit Lionel Ranjard, qui a codirigé, grâce aux données du RMQS, la publication de deux atlas très complets : l’un sur les bactéries du sol (2018), l’autre sur les champignons (2024).

Premiers ouvrages à inventorier l’ensemble de la diversité microbienne à l’échelle d’un pays, ils offrent un panorama globalement rassurant de l’état des sols français, mais surtout fournissent une foule d’informations précieuses pour identifier les causes des dégradations, et améliorer ce qui doit l’être.

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« On trouve plusieurs milliards de bactéries dans chaque gramme de sol, et plusieurs millions d’espèces, souligne Lionel Ranjard. Bactéries, champignons, microfaune, mésofaune, macrofaune… 59 % de la biodiversité totale de la planète se trouve dans le sol ! » D’où l’extrême complexité de parvenir à construire des indicateurs de qualité globaux. La couche de terre sur laquelle, en France, nous marchons, héberge une diversité peu commune : « Notre petit pays de 550 000 kilomètres carrés est le troisième au monde en termes de biodiversité environnementale, derrière le Brésil et la Chine », explique le chercheur. « Parce que nous avons huit climats différents, environ 35 types pédologiques de sols distincts, des modes d’usages agricoles, périurbains, urbains très divers, et une géomorphologie qui nous emmène de zéro à 4 800 mètres d’altitude. La France est une mosaïque d’écosystèmes. »

D’où l’extrême diversité observée dans les résultats d’analyse des sols. Un sol sableux acide, comme on en trouve dans les Vosges ou les Landes, héberge naturellement moins de biodiversité que les sols limoneux du Nord, argileux de Lorraine, ou équilibrés de Champagne, l’argile retenant davantage d’éléments nutritifs, et donc attirant plus d’organismes vivants. « Le climat, détaille Lionel Ranjard, a une faible influence sur la biomasse microbienne et sur la diversité bactérienne. En revanche, le type de sol et le mode d’usage ont un impact significatif. »

Ainsi, les sols forestiers et les prairies hébergent de grandes quantités de micro-organismes, comme les régions d’élevage de Lorraine et de Bourgogne. Les sols plus acides de Bretagne leur sont moins favorables. Quant aux régions de grande culture, comme le bassin Parisien, plus faibles en carbone et aux sols trop tassés, elles souffrent d’un déficit de biodiversité.

20 % des sols viticoles dépréciés

Conduit entre 2011 et 2015, un autre programme, nommé Agrinov, a permis d’analyser la vie du sol dans une centaine de parcelles exclusivement viticoles. « Dans 15 % des cas, la situation était critique avec des risques d’érosion », détaille Lionel Ranjard. Le programme, appelé désormais EcoVitiSol, s’est étendu à d’autres territoires – Alsace, Bourgogne, Côtes de Provence, Bordelais… « On constate qu’environ 20 % des sols sont vraiment dépréciés. Les 80 % restants se répartissent de manière égale entre des sols de bonne qualité, et de qualité moyenne, c’est-à-dire dans un état non-critique, mais à surveiller. Le constat est globalement identique à ce qu’on observe pour les terres agricoles. »

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Et si les pratiques culturales ont une forte influence, on trouve des sols de mauvaise qualité dans chaque mode de culture, le labour pratiqué en agriculture biologique étant aussi néfaste que l’absence de couvert végétal, ou l’excès de pesticides. L’influence de mauvaises pratiques peut être spectaculaire : alors que seulement 3 % des sols viticoles d’Alsace sont dégradés, le taux monte à 30 % en Bourgogne ! « Dans les années 1950, explique le chercheur, l’Alsace a connu de gros problèmes d’érosion avec des coulées de boue qui ont fait des victimes. En réaction, les viticulteurs ont espacé les interrangs, diminué le nombre de ceps et enherbé leurs parcelles. Ils ont aussi réduit le travail du sol, qui casse les agrégats où vivent les micro-organismes. »

Extension des bonnes pratiques

De plus en plus sensibilisés à ces problématiques, les agriculteurs commencent à s’adapter. Pour préserver leurs terres, et par intérêt économique : des études expérimentales ont montré que sur les sols où la masse de biodiversité était réduite de 30 %, la productivité végétale et la stabilité du sol diminuaient de 50 %. Après une sécheresse, les plantes perdaient de leur capacité à récupérer. Et surtout, que la perte de biodiversité favorisait les pathogènes, plus susceptibles de s’installer durablement dans les sols (et de détruire les cultures) sans organismes concurrents pour les éliminer.

« La biodiversité protège les cultures », confirme José Godineau, qui exploite dans le Maine-et-Loire 570 hectares de grandes cultures, non pas en bio, mais en « protection intégrée ». Sensibilisé il y a trente ans aux pratiques raisonnées par l’agronome Dominique Soltner, grand défenseur des haies, il prend un soin jaloux de ses sols. Engrais organique issu de fumiers d’élevage, limitation de la chimie, rotation des cultures, couverts végétaux (« quand c’est possible »), limitation du tassement… « J’ai mis au point un système de télégonflage des pneus, explique-t-il, pour limiter le tassement des terres. On ne devrait pas entrer dans un champ à plus d’un bar de pression. Quand je vois des moissonneuses-batteuses de 50 tonnes… C’est inconcevable ! »

L’analyse régulière de ses sols est formelle : « Quand mes collègues de la Beauce ont perdu de 1 à 2 % de matière organique, j’en ai gagné autant. » Membre d’un groupe d’agriculteurs partageant leurs bonnes pratiques, il reçoit régulièrement des étudiants sur sa ferme. « Il y a vingt ans, on compensait ces pertes de biodiversité par de la chimie. Mais aujourd’hui, ces problèmes structurels des sols aggravent les conséquences du changement climatique. Un sol de bonne qualité augmente notre résilience, dit-il. La matière organique stocke 14 fois son poids en eau. » Les inondations, cette année, ont noyé les cultures et fait plonger les rendements de ses voisins… Les siens n’ont baissé que d’environ 10 %.

« Mon gros point de satisfaction personnel, en tant que chercheur, est de voir l’impact qu’ont nos projets participatifs sur les agriculteurs », sourit Lionel Ranjard. L’évolution des pratiques – et la restauration des sols, est en marche.

Et les vers de terre, alors ?

Il existe peu de données sur les communautés globales de vers de terre, qui jouent un rôle déterminent dans le bon fonctionnement des sols, et dont l’abondance à l’échelle mondiale est un sujet de préoccupation récurrent : ils contribueraient, selon une étude américaine publiée en 2023 dans Nature Communications, à 6,5 % de la production céréalière mondiale.

Une vaste étude internationale, à laquelle ont participé des chercheurs de l’Inrae, a analysé l’abondance de vers de terre dans quelque 7 000 sites, répartis dans 57 pays du monde. Il ressort que l’abondance de vers de terre est maximale dans les pays tempérés, dont font partie les pays d’Europe, où l’on recense en moyenne 150 individus par mètre carré de sol. La France métropolitaine, elle, est mieux dotée, avec 264 vers de terre par mètre carré de sol (période 2005-2015). Pour les préserver, certains agriculteurs privilégient le semis direct : l’abondance des vers de terre est environ 3 fois inférieure dans les parcelles labourées par rapport aux parcelles dans lesquelles les semis sont réalisés sans travail du sol, selon l’Observatoire agricole de la biodiversité.